Art contemporain

Ode Bertrand, « chorégraphiste » de la ligne

Directrice de la Galerie Wagner

Par Anne-Charlotte Michaut · L'ŒIL

Le 24 novembre 2020 - 947 mots

Figure de l’abstraction géométrique, l’artiste fête ses 90 ans en décembre 2020. Deux expositions lui rendent hommage.

Collectionner -  Ode Bertrand fête ses 90 ans en décembre 2020. Pour l’occasion, deux expositions lui souhaitent son anniversaire. La Galerie Wagner, qui représente l’artiste à Paris, lui consacre en décembre une exposition personnelle, « Traits pour traits », tandis que la Galerie Lahumière, spécialiste depuis plusieurs décennies de l’abstraction construite et géométrique, présente ses toiles au sein de l’exposition collective « Géométries croisées ». Nièce d’Aurélie Nemours, dont elle a été l’élève et l’assistante pendant plus de trente ans, Ode Bertrand est une des femmes peintres pionnières de l’abstraction géométrique et de l’art concret en France. Si elle a fait ses armes auprès de sa tante, elle a su créer un œuvre unique, qui se distingue notamment par sa minutie et la prévalence du noir et blanc. N’aimant « ni la forme ni la couleur », la peintre se tourne vers ce qu’il reste : le trait.

Pour chaque série, ou « famille d’œuvres » comme elle les appelle, Ode Bertrand part d’une grille, principe structurel qu’elle décline jusqu’à épuisement. Elle affirme en ce sens que « les variations qui s’opèrent d’une composition à l’autre révèlent toute la richesse de la règle », règle qu’elle ne délaisse que lorsqu’elle sent poindre la « lassitude ». Le systématisme n’est pas ici synonyme de rigidité, car, selon Florence Wagner, « elle instaure toujours un “pas de côté” », terme faisant référence au passé de chorégraphe d’Ode Bertrand. Le mouvement est en effet omniprésent dans son travail : de subtils déséquilibres s’immiscent dans les compositions géométriques, et confèrent à ses toiles une complexité seulement appréhendable par un temps long d’observation.

Ayant choisi « le recueillement et le silence », Ode Bertrand est une artiste solitaire et spirituelle, qu’on dit très attachante. Bien qu’entrée dans quelques collections prestigieuses (du Centre Pompidou au Macba, à Buenos Aires), son œuvre reste, à son image, assez discrète. Ode Bertrand est représentée par cinq galeries en Europe, son œuvre jouit d’une certaine reconnaissance dans un cercle restreint de collectionneurs, mais reste peu présent sur les marchés publics. Ainsi, interrogée sur la cote de l’artiste, Diane Lahumière répond : « La cote d’Ode Bertrand se calcule à peu près de la même façon que celle de Nemours, c’est-à-dire qu’il n’y en a pas »… Pas encore !

Questions à… Florence Wagner

Comment expliquez-vous que l’œuvre d’Ode Bertrand soit aussi confidentielle ? 
Très peu de galeries s’intéressent sérieusement et exclusivement à l’abstraction géométrique, l’art concret et construit, qui sont des mouvements déjà discrets et difficiles. Et les femmes sont restées dans l’ombre de leurs homologues masculins. Parmi leurs représentantes, Vera Molnár, Geneviève Claisse et Aurélie Nemours sortent un peu du lot aujourd’hui. Ode Bertrand, comme Marie-Thérèse Vacossin, sont des femmes discrètes, humbles, qui n’ont pas cherché à appartenir à un groupe ou à s’imposer sur le marché.

Pourquoi croyez-vous en son travail ?
L’abstraction géométrique est une forme d’art très stable, intemporelle, qui ne se démode pas depuis plus de cent ans. Ode Bertrand est une des rares représentantes de ce mouvement encore en vie. Même si elle a commencé sa carrière artistique assez tard, son travail est colossal. Elle est constamment en recherche. Encore aujourd’hui à 90 ans, elle ne cesse de travailler et d’innover, elle a réellement sa place dans le paysage de la peinture contemporaine. À mon sens, elle est sous-cotée, et son œuvre a un très bon potentiel sur le marché, une belle marge de progression. Son travail mérite vraiment d’être plus reconnu, notamment par les institutions muséales.

20 000 €

1_Galerie Wagner Ayant renoncé au 100 x 100 cm il y a plusieurs années, ce format est aujourd’hui le plus rare et recherché de l’œuvre d’Ode Bertrand. Cette toile illustre parfaitement son talent de « chorégraphiste », comme aime l’appeler Florence Wagner. Partant d’une contrainte structurelle de départ, elle l’ébranle en y introduisant de l’instabilité. C’est dans l’altération de la pureté formelle qu’apparaît une tension, un mouvement, de l’énergie. Minutieux, graphique et en mouvement, Plan III (1988) est caractéristique du travail d’Ode Bertrand dans les années 1980-1990, et emblématique de l’ensemble de son œuvre.


6 000 €

2_Galerie Lahumière Si Ode Bertrand évacue la matière et le sujet, elle revendique néanmoins la dimension spirituelle de son travail : elle veut faire de ses tableaux des présences. En prenant le temps de dépasser l’apparente simplicité de cette composition, on décèle de subtiles irrégularités, qui créent une tension et animent la toile. Selon Diane Lahumière, les Alternances, série de 2004 dont fait partie cette toile de 60 x 60 cm, « caractérisent le manque, le passage de l’invisible, ce qu’il en reste, cher à Ode Bertrand ».


8 800 €

3_Galerie Wagner Alors en plein travail sur la série Scherzo, Ode Bertrand reçoit dans son atelier Anne Lahumière, fervente défenseuse de l’art concret et proche de l’artiste. La galeriste lui aurait fait part de son admiration face à une toile encore inachevée. C’est ainsi que l’artiste aurait introduit dans ses compositions des espaces blancs, qui viennent contrebalancer la rigueur et l’ordre, et ainsi jouer avec nos perceptions visuelles. Cette œuvre, appartenant à la série Scherzo et datée de 2013, en est un magnifique exemple.


1 200 €

4_Galerie Wagner Bijoux de minutie et d’élégance, les « miniatures » ne constituent pas seulement une parenthèse, mais une véritable « œuvre dans l’œuvre » selon les termes de Florence Wagner. Depuis les années 1970, Ode Bertrand réalise des dessins de petit format (10 x 10 cm) entre deux séries de toiles. Elle accorde beaucoup de temps et d’importance à ce travail, qui lui permet d’expérimenter et de nourrir ses recherches formelles. Les miniatures sont toutes des pièces uniques, en vente à la Galerie Wagner à prix fixe, qu’elles datent des années 1970 ou de 2020.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°739 du 1 décembre 2020, avec le titre suivant : Ode Bertrand, « chorégraphiste » de la ligne

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