Les œuvres mises à la poubelle en 1912 par Charles Camoin n’empêchent pas l’artiste de s’opposer à leur reconstitution ultérieure, au nom du droit de divulgation.
Nous inaugurons avec Charles Camoin une série d’articles consacrés aux grandes affaires juridiques et judiciaires dans l’art au cours de l’histoire.
Tanger, 1912. Charles Camoin (1879-1965) passe l’hiver en compagnie de son ami Henri Matisse. Sous le soleil méditerranéen, l’artiste songe au Salon d’automne de 1905 où il a été remarqué aux côtés d’André Derain, Henri Manguin, Albert Marquet ou Maurice de Vlaminck. Il est vrai que ces « fauves », selon le terme forgé par le critique d’art Louis Vauxcelles, ont une caractéristique bien commune : l’utilisation d’une couleur libérée, explosive et violente. Resté sensible à l’esprit « impressionniste », Camoin doute. Il se confie à Matisse. L’échange est sans nul doute décisif car, à son retour en France, l’artiste réévalue son œuvre.
Un soir de 1914, Camoin regagne son atelier de Montmartre. Là, il déchire en morceaux une soixante de ses toiles et, à la nuit tombée, les jette à la poubelle. Au petit matin, un brocanteur découvre ce trésor épars, récupère les toiles et les vend au marché aux puces. L’écrivain Francis Carco s’en porte acquéreur. Connu pour ses romans Jésus-la-Caille (1914) ou L’Homme traqué (1922), Carco est le cousin de l’historien Jérôme Carcopino, compromis sous le régime de Vichy mais à qui l’on doit l’importante loi du 27 septembre 1941 sur la réglementation des fouilles archéologiques.
Celui qui aime dépeindre dans ses romans les « rues obscures » fait restaurer ces peintures et décide de se séparer de quatre d’entre elles à l’hôtel Drouot en 1925. Furieux, Camoin les fait saisir et demande à ce qu’elles soient détruites. Carco invoque alors la maxime res nullius [une chose sans maître] selon laquelle, en abandonnant ses œuvres, Camoin avait renoncé à tout droit de propriété sur celles-ci.
Le 15 novembre 1927, le tribunal civil de la Seine rappelle que l’abandon de Camoin « portait uniquement sur la matière, la toile, et nullement sur son œuvre artistique, sur laquelle il entendait conserver expressément son droit de propriété, son droit moral ». Le fait pour Carco de reconstituer les œuvres déchirées constitue une atteinte à « ce droit de propriété appelé droit moral de l’artiste, qui lui permet de défendre à tout tiers de tirer un parti quelconque, à son insu ou contre sa volonté, de son œuvre et surtout d’une œuvre qu’il avait entendu, d’une façon certaine, faire disparaître et ne jamais soumettre à l’appréciation du public ». Carco n’en reste pas là et fait appel.
Le 6 mars 1931, la cour d’appel de Paris confirme la condamnation de Carco et énonce clairement que « la propriété littéraire et artistique comporte pour celui qui en est le titulaire un droit qui […], attaché à la personne même de l’auteur ou de l’artiste, lui permet, sa vie durant, de ne livrer son œuvre au public que de la manière et dans les conditions qu’il juge convenables ». Aussi, « le geste du peintre qui, mécontent de son œuvre, lacère un tableau et en jette les morceaux à l’abandon, ne porte aucune atteinte à ce droit [moral] ». Dès lors, « si celui qui ramasse ces morceaux en devient incontestablement propriétaire par voie d’occupation, cette propriété se limite à la matérialité de ces morceaux, mais ne prive pas le peintre du droit moral qu’il garde toujours sur son œuvre [et] si celui-ci persiste à trouver que son tableau ne doit pas être mis en circulation, il est fondé à s’opposer à toute reconstitution de sa toile et à en exiger, le cas échéant, la destruction ». Les termes de « droit de divulgation » ne sont pas prononcés par les juges, mais c’est de cela dont il s’agit : Carco a enfreint le droit de divulgation de Camoin qui ne voulait pas voir ses œuvres exposées aux yeux du public.
Bien avant la réforme de la propriété littéraire et artistique par la loi du 11 mars 1957, la jurisprudence a donc peu à peu consacré le principe selon lequel « l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre » (aujourd’hui article L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle). Cela revient à dire que c’est à l’artiste – et à lui seul – qu’il appartient de juger de l’opportunité de cette divulgation. Ce droit constitue encore aujourd’hui l’une des chevilles ouvrières du contentieux en matière d’art. C’est ainsi que la Cour de cassation, tant à propos de Pierre Bonnard (1956) que de Francis Picabia (1971), a pu affirmer qu’une œuvre qui n’avait pas été divulguée au jour de la dissolution du mariage tombait dans la communauté, sauf à ce que l’auteur ait exprimé la volonté de la modifier ou de la supprimer. Au-delà, s’est notamment posée la question lors de la mise aux enchères d’une œuvre : l’artiste a-t-il souhaité qu’elle soit divulguée ou non ? Les juges du quai de l’Horloge ont pu condamner en 2005 un commissaire-priseur qui avait proposé à la vente les ébauches des décors du ballet Gisèle, représenté à l’Opéra de Paris en 1991, sans l’accord du peintre. Par extension, les juges ont pu rappeler en 2002 que l’exposition au public de photographies nécessitait l’accord préalable de son auteur.
Ce droit est toutefois restreint à la première divulgation de l’œuvre au public, ce que l’on appelle l’« épuisement du droit ». Autrement dit après la première divulgation, l’artiste ne peut plus entraver les divulgations successives. Néanmoins une précision a été apportée par la Cour de cassation en 1986, car tant que tous les exemplaires originaux n’ont pas été confectionnés et rendus accessibles au public, la réalisation de l’œuvre n’est pas « achevée ». Ainsi l’épuisement du droit de divulgation n’a lieu qu’une fois que tous les exemplaires originaux d’une sculpture, en l’espèce d’Auguste Rodin, ont été tirés (dans la limite de douze au sens du droit fiscal pour les sculptures).
La jurisprudence Camoin rappelle que l’émergence des prérogatives du droit moral n’est pas un long fleuve tranquille, malgré la croyance de certains juristes. Elle est souvent le fruit de grands arrêts et de petites histoires artistiques. Après tout, Charles Camoin a bien revendiqué quelques années plus tard la paternité de l’œuvre Le Moulin-Rougeaux fiacres, aujourd’hui conservée au Musée des beaux-arts de Menton (Alpes-Maritimes), qu’il avait déchirée et qui avait été reconstituée.
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Même abandonnées par l’artiste, les œuvres restent les siennes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : Même abandonnées par l’artiste, les œuvres restent les siennes