Intuitif, curieux, brillant, voire surdoué, Marc Newson est aussi prolixe en créations que discret sur sa vie personnelle. Féru de hautes technologies et résolument innovateur dans l’esthétique qu’il produit, il est devenu, en une quinzaine d’années d’activité, l’un des designers les plus influents de sa génération.
Il a bien failli devenir, en 2001, le premier « touriste de l’espace ». Mais l’Agence spatiale russe, dont les caisses étaient à sec, fixa l’aller-retour interstellaire à 20 millions de dollars (15,8 millions d’euros), l’obligeant illico à céder sa place au fortuné Californien Dennis Tito. Depuis sa rencontre, en 1999, avec le cosmonaute russe Sergeï Krikalev, le designer Marc Newson n’avait pourtant pas ménagé ses efforts : séjours réguliers à la Cité des étoiles, près de Moscou, formation à l’intérieur du module d’entraînement de la station Mir, enfin, présence assidue au Cosmodrome de Baïkonour (Kazakhstan) pour assister à plusieurs lancements de fusée. Rien n’y a fait, pas même son vol en Mig 29, sur la base aérienne de Kamenskoye (Russie), avec au menu : looping à Mach 1,5 et descentes en piqué d’une altitude de 17 000 mètres. Un supplice gravitationnel égal à 7 G, dont il garde néanmoins un « souvenir intense ».
À 40 ans, l’Australien Marc Newson a tout dessiné : flacon de parfum (Shiseido), chaussures (Nike), téléphone portable (KDDI), montres (Ikepod), vélo (Biomega), bagages (Samsonite), voiture (Ford), casseroles (Tefal), et même un vibromasseur (Myla), sans oublier, évidemment, quantité de meubles (Idée, B&B, Magis, Cappellini, Moroso). « Mais je ne suis pas un collectionneur d’objets, prévient-il d’emblée. Pour qu’un projet existe, j’ai besoin de le porter en moi et de le sentir évoluer. » Pas le genre à faire une esquisse sur un coin de nappe et à demander à l’un de ses collaborateurs de la mettre au propre. « Il ne délègue que ce qu’il sait faire et non l’inverse », résume son ami, l’artiste Fabrice Domercq. « On ne crée pas sans construire soi-même », insiste Marc Newson. Alors il construit « lui-même », jetant sur le papier la multitude de formes qui gigotent dans sa tête, toujours à la main. « L’ordinateur n’est pas assez spontané, observe-t-il, il ne sert qu’à vérifier si une idée est valide ou à accélérer l’élaboration d’un projet. ».
Fluidité futuriste
Marc Newson a l’enthousiasme et la naïveté d’un petit garçon à qui l’on offre les moyens de réaliser ses rêves, au risque, parfois, de ne s’en tenir qu’à la forme. Ainsi en est-il du concept-car 021C qu’il a conçu pour Ford, une auto belle comme un jouet. « J’ai effectivement regardé cette voiture à travers les yeux d’un enfant, explique-t-il. Mon enfance a été l’un des moments les plus excitants de ma vie, il est donc normal qu’elle soit, aujourd’hui, à l’origine de nombre d’idées. » D’aucuns, dans le cercle des designers automobile, se sont gaussés à la vue, notamment, de cette malle arrière qui s’ouvre comme un tiroir, ce qui, en ville, est pour le moins malcommode. « Mon but avec la 021C n’était pas de changer le monde en dessinant une voiture entièrement nouvelle, mais d’utiliser un vocabulaire que les gens puissent s’approprier facilement, se défend Newson, d’où cette simplicité formelle. Une simplicité qui m’a d’ailleurs permis d’explorer la complexité, car une voiture est, en réalité, une formidable somme de détails. » Et les détails, Newson connaît. « Sa précision et son exigence sont d’une rareté incroyable », confirme Hervé Chandès, directeur de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris. « Les détails fondent la personnalité d’un objet », renchérit le designer. Chez lui, cela tourne carrément à l’obsession. « Marc est la seule personne que je connaisse à s’endormir en feuilletant un catalogue de rivets, relève dans un sourire Fabrice Domercq. Il est à la fois un chercheur et un aventurier. » Un jusqu’au-boutiste à l’affût de la moindre avancée technologique et animé d’une totale liberté quant à l’approche formelle. « Marc est unique : il est loin devant tous les autres designers, moi compris, estime son confrère Jasper Morrison. Personnellement, je travaille avec des formes reconnaissables, j’en invente rarement, alors que Marc, lui, sculpte des formes qui n’existaient pas auparavant. C’est un visionnaire ! »
S’il est une forme qui fait encore parler d’elle, c’est bien celle de la Lockheed Lounge, chaise longue en fibre de verre entièrement recouverte de plaques d’aluminium rivetées, sans doute sa pièce la plus emblématique. Clou de sa première exposition, en 1986, à la Roslyn Oxley9 Gallery, à Sydney, on la retrouve, au début des années 1990, trônant en bonne place à l’hôtel Paramount, à New York, tout juste réaménagé par le designer Philippe Starck, avant qu’elle ne reçoive l’onction extrême de Madonna, dans son vidéo-clip Rain. « Ce siège est rapidement devenu une icône du design contemporain, raconte Didier Krzentowski, fondateur de la galerie Kreo, à Paris, si bien qu’en mai 2000 un exemplaire mis aux enchères par Christie’s, à New York, s’est vendu 105 000 dollars. Un sommet pour le design actuel et une cote à la hauteur pour son auteur. »
Marc Newson invente non seulement des formes qui étonnent mais le monde qui va avec. Longtemps, il s’est nourri des techno-fictions en vogue pendant la guerre froide : des premiers James Bond aux décors signés Ken Adam, jusqu’aux films de Stanley Kubrick. Pas étonnant donc si ses aménagements intérieurs, du bar Pod (Tokyo, 1989) au nouveau restaurant Lever House, à New York, recèlent une fluidité un brin futuriste. « Le cinéma m’inspire davantage que le design ou l’art, remarque Newson. C’est un médium fantastique pour réaliser les rêves de manière très vivante, au contraire d’un objet qui, lui, se révèle, au final, très statique. »
Aujourd’hui, son agence bicéphale – Londres et Paris – travaille à 60 % pour l’industrie aéronautique. Notamment avec la compagnie aérienne australienne Qantas, pour laquelle Newson vient de dessiner le nouveau siège-lit de la classe affaires et avec laquelle il est en contrat, jusqu’en 2006, pour aménager de pied en cap les intérieurs de plusieurs Airbus A 380. Sa dernière création a, d’ailleurs, elle aussi à voir avec l’aéronautique. Il s’agit d’un avion, baptisé Kelvin 40 (1), du nom du physicien britannique découvreur du zéro absolu et du personnage principal de Solaris, le film d’Andreï Tarkovsky. « C’est la réalisation d’un fantasme », dit Newson. « La carte blanche des cartes blanches », selon Hervé Chandès, le commanditaire pour la Fondation Cartier, qui n’a pas dévoilé son coût. Semblable à une énorme raie de huit mètres de long et autant d’envergure, ce petit biplace est entièrement en aluminium. Hormis le moteur et le train d’atterrissage, Newson a, une fois de plus, tout dessiné. Au total, « heures de loisir et nuits blanches » cumulées, plus d’un an de travail ! Moult pièces ont été conçues chez Bodylines, un atelier de carrossiers anglais fondus d’Aston Martin, des mains desquelles étaient jadis sorties la table Event Horizon et la chaise Orgone, ou encore, la fameuse Lockheed Lounge.
Seule ambiguïté : cet avion ne vole pas, même s’il a déjà fait l’objet d’essais en soufflerie. « Mais attention, note Hervé Chandès, nous ne sommes pas chez Panamarenko. Ce n’est pas un avion à cinq pattes, mais un véritable avion, conçu à partir d’un principe de réalité de vol. » Alors, objet ou sculpture ? « Je ne saurais vous dire, s’interroge Newson. Le paradoxe est que la très haute technologie est finalement quelque chose de très artisanal. Cet avion est un objet tellement fait main qu’il s’apparente davantage à de la sculpture qu’à une production de masse. »
Pour nombre de designers, dessiner une chaise ou une voiture est une sorte d’accomplissement. A fortiori, un avion. Avec Kelvin 40, Marc Newson a réalisé son rêve d’Icare. Et après ? Les États-Unis viennent d’annoncer la reprise, en 2015, des vols habités vers la Lune. Au programme, notamment, le développement d’un nouvel engin d’exploration spatiale et la construction d’une base lunaire permanente. Du boulot en perspective ?
(1) présenté dans le cadre de son exposition à la Fondation Cartier, à Paris, du 24 janvier au 2 mai (tél. 01 42 18 56 50). À voir également, jusqu’au 28 février, à la galerie Kreo (tél. 01 53 60 18 42).
1963 Naissance dans la banlieue nord de Sydney. 1984 Diplômé du Sydney College of the Arts, options Bijouterie et Sculpture. 1999 Présentation, au Tokyo Motor Show, du concept-car 021C de Ford. 2000 Mise en lumière de l’Opéra de Sydney, à l’occasion des Jeux olympiques. 2003 Ouverture du restaurant Lever House à New York. 2004 Exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris.
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Marc Newson
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°185 du 23 janvier 2004, avec le titre suivant : Marc Newson