L’artiste signe au Petit Palais une exposition nourrie par la science-fiction et l’actualité. L’occasion de faire le point sur sa manière d’articuler création artistique et science.
Le Petit Palais est l’un des plus beaux musées parisiens. L’espace est si majestueux qu’on peut difficilement rivaliser avec lui. De ce fait, je ne voulais pas me couler dans la mécanique classique qui consiste à se mettre à l’échelle d’un bâtiment pour dialoguer avec lui. J’ai donc conçu une exposition infiltrante, au risque de voir mes œuvres disparaître. À l’heure où je vous parle, je ne sais pas si ma proposition va être visible, et je ne sais pas si c’est grave. Il y a dans cette exposition une part d’immatériel qui entre totalement dans mon projet. « Les nuits corticales » est une horlogerie très complexe, dont il est possible de ne pas voir grand-chose.
Lorsqu’on arrive dans le hall, on tombe sur une première œuvre, intitulée Cortical. C’est une borne d’accueil, une sorte de séquenceur où est placé un être humain, l’Agente A. Celle-ci communique aux visiteurs des points de rendez-vous, des horaires, un plan, bref des informations simples et pragmatiques sur l’exposition. Elle est équipée d’une puce implantée entre son pouce et son index. Tous les matins, il faut qu’elle passe la main sur le séquenceur pour désactiver le mode sommeil. Si elle est malade, l’exposition le sera aussi. Le soir, l’Agente A part, le musée ferme, l’avenue s’éteint. Mais le hall du Petit Palais se transforme alors en une sorte de dream machine à l’échelle du bâtiment. La borne change de destination pour devenir une œuvre d’art à part entière. Son titre, Machine molle, est la traduction directe de Soft Machine, un livre du romancier américain William S. Burroughs. Il y décrit la façon dont un virus prend possession de l’enveloppe humaine, ce qui me semblait faire écho à l’exposition. Pour le coup, j’ai un peu ressorti mes classiques : William S. Burroughs et l’écrivain britannique J.G. Ballard sont ici présents un peu partout. « Les nuits corticales » parlent de post-humain. C’est une exposition corps-savant-machine, une sorte d’automate invisible, à la Cronenberg.
Au début, elle devait s’intituler « Meander», traduction anglaise du mot « méandre ». Le mot décrit bien sûr la trajectoire du fleuve et ses boucles, mais c’est aussi ainsi qu’on appelle les plis du cerveau. S’y ajoutait une troisième strate de polysémie, puisqu’on parle des méandres de la pensée. De même, l’adjectif cortical fait référence au cortex cérébral, mais aussi à l’écorce – de l’arbre ou des organes. Il désigne la surface extérieure de quelque chose d’intérieur. Cette notion d’une surface unique englobant l’espace physique et mental est l’une de mes obsessions. C’est une idée de J.G. Ballard que je trouve très contemporaine : notre époque ne fait pas de distinguo entre la fiction et la réalité, qui sont confondues et poreuses. Aujourd’hui, tout est vrai, tout est faux ; personne n’est dupe mais tout le monde fait semblant. Depuis le premier confinement et la Covid, on a basculé dans un mauvais film de science-fiction à petit budget.
Je l’évoque notamment via une œuvre qui s’appelle 20-20. J’ai fait mouler un véritable pangolin pour produire une sculpture, ce qui a été une aventure en soi. Il est posé à même le sol, sans socle ni barrière, et semble minuscule face à l’échelle du hall sud où il est placé. Il est équipé d’un moteur, et l’on voit sous son ventre des rouages s’animer pour le faire avancer. Sa progression est calquée sur la vitesse de croissance du poil humain, soit 1,25 cm par mois. Je vois cette pièce comme très inquiétante. Le pangolin est un animal étrange : c’est le seul mammifère qui ait des écailles et il polarise beaucoup d’histoires, de légendes et de rumeurs. Un jour, il est désigné comme le vecteur de transmission de la Covid, puis finalement non, mais il reste un suspect. La rumeur de son évolution, et de sa traversée, me semblait entrer en résonance avec notre histoire contemporaine, où l’humanité s’est trouvée frappée avec la Covid par un seul et même problème.
Mon souhait était que l’exposition continue d’émettre la nuit, et que son système puisse se dérouler sans spectateur. Cette idée se joue dans la dream machine, dans l’avancée inexorable du pangolin, mais aussi dans le jardin, où se déploie le Physarium. C’est un mot qui n’existe pas, mais qui évoque le blob, un organisme vivant dont le nom scientifique est Physarum polycephalum. J’ennuie depuis cinq ans à ce sujet Audrey Dussutour, une spécialiste de la cognition animale. Je suis fasciné par les blobs, j’en ai des cultures plein l’atelier. Par définition, ce sont des créatures qui résistent aux définitions : ce ne sont ni des champignons ni des animaux, mais des êtres unicellulaires qu’on ne sait pas où classer. Au Petit Palais, l’Agente A est en charge de leur culture. Elle les place quotidiennement dans le jardin, où sont créées les conditions climatiques qui leur permettent de survivre et de se développer. Des machines font pleuvoir, bruiner, neiger, venter… Ces effets climatiques donnent au jardin des allures de scène de film, mais ils n’ont pas été conçus pour le spectateur : ils sont réalisés pour assurer la survie des blobs, selon les indications d’Audrey Dussutour. J’adore l’idée que l’exposition puisse être une rumeur et une nébuleuse de récits qu’on se raconte après l’avoir vue. Pourtant, tout y est vrai, tout ce qu’on pourra en dire aura vraiment eu lieu : la neige, l’avancée du pangolin, la dream machine...
Je suis convaincu que l’art doit rendre les choses opaques. C’est une véritable chance, car l’idée de transparence est partout, en politique notamment. Je ne vois pas d’autre champ que l’art où l’on peut rendre un objet résistant aux définitions. L’opacité y est productive, elle n’est pas une dissimulation gratuite ni un refus de la générosité. Elle offre l’incroyable liberté au regardeur de projeter ce qu’il veut sur les œuvres. J’aime aussi l’opacité, car lorsqu’on cache un objet, on crée du désir.
Oui, y est présente une œuvre olfactive, non pas immatérielle, mais invisible à l’œil nu. Elle s’appelle Nova express, d’après le titre d’un roman de William S. Burroughs, qui parle de l’aspect déchirant du corps humain pris dans le gigantisme de l’univers. Cette œuvre consiste en quatre sculptures constituées de diffuseurs olfactifs. En 2009, l’Institut Max-Planck a décelé la présence de formiate d’éthyle au centre de la Voie lactée. La caractéristique de cette molécule est qu’elle sent le rhum et la framboise. Dans l’exposition, le séquenceur cortical diffuse cette odeur tous les quarts d’heure dans la galerie nord et le hall. La molécule du centre de la Voie lactée entre dans l’espace physique du musée !
Michel André a plus ou moins inventé la bioacoustique. Il y a 30 ans, il a été sollicité parce que des bateaux entraient en collision avec des baleines. Il a donc conçu un système de monitoring passif qui permet de prévenir les cétacés de l’arrivée d’un bateau au moyen d’un signal sonore, ce qui a permis de sauver énormément d’animaux. Depuis, il s’est donné comme mission de monitorer le monde pour l’écouter et sauver les espèces avec lesquelles nous ne sommes plus en contact.
Michel André a placé des micros dans le monde entier et enregistre en temps réel les sons qui s’y déploient. Dans son laboratoire à Vilanova (Espagne), il suffit qu’il appuie sur un bouton pour qu’on soit transporté dans la forêt amazonienne ou sous la calotte glaciaire. Le dire paraît dérisoire, mais c’est très émouvant de pouvoir se déplacer en temps réel par le son, à des milliers de kilomètres. J’ai voulu créer avec lui une machine pour donner aux spectateurs l’occasion de faire cette expérience. Le jardin du Petit Palais est donc connecté, en temps réel, à cinq lieux dans le monde. Ce projet de jardin connecté s’appelle Moratorium. Encore une référence littéraire : dans Ubik de Philip K. Dick, le moratorium est cet endroit où les morts peuvent encore communiquer avec les vivants. L’idée était d’offrir pour de vrai une expérience d’ubiquité multiple. Encore une fois, on est ici en pleine porosité entre fiction et réalité.
Il y a deux aspects. Bien souvent, lorsque je dois donner forme à une idée, comme proposer de faire faire l’expérience d’une dream machine, je dois solliciter des scientifiques. J’ai la chance d’être artiste : ma spécialité est de n’en avoir aucune, et de me déplacer d’un champ à l’autre pour répondre à un besoin et produire une œuvre. Par ailleurs, mon système de pensée et ma culture font que je m’entends très bien avec les scientifiques, car ils pensent en entonnoir, à l’opposé de ma pensée qui est en constellation. Les sciences m’ennuient, mais quand un scientifique fait un pas de côté et moi avec, on est sur un champ qui n’est ni de la science ni de l’art, et ça devient intéressant.
Ce qui m’intéresse le plus dans notre vie, c’est la poésie, qui est une chose qui se communique avant d’avoir été comprise. L’œuvre du Petit Palais se situe dans une nébuleuse d’histoires. C’est la raison pour laquelle mon intérêt va vers des formes opaques, comme la musique ou une certaine littérature.
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Loris Gréaud : « Notre époque ne distingue pas fiction et réalité »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°769 du 1 novembre 2023, avec le titre suivant : Loris Gréaud : « Notre époque ne distingue pas fiction et réalité »