Livre

Livre d’artiste, un nouvel âge d’or ?

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 24 février 2018 - 1447 mots

PARIS

Ce médium d’avant-garde né dans les années 1960 séduit plus que jamais les artistes, qui y trouvent une alternative à une logique de marché. Même si le livre n’y échappe pas totalement.

Tauba Auerbach, <em>Stab/Ghost</em>, 2013, éditions Three Star Books, édité à 10 exemplaires
Tauba Auerbach, Stab/Ghost, 2013, éditions Three Star Books, édité à 10 exemplaires
© Three star books, Paris

Paris. Il est peu fréquent d’avoir l’occasion d’apprécier une exposition dont la liste de prix commence entre 5 et 10 euros : Prioux & Peixoto, La Prance (2015, 5 €) ; Julien Prévieux, Lettres de non-motivation, (éd. La Découverte, 2007, 12 €)… Intitulée « Books, Renouveau », c’est la réponse de Claude Closky à l’invitation que lui a faite Florence Loewy de présenter une sélection de ses œuvres ainsi que d’autres choisies dans la réserve de sa galerie, une des rares spécialisées dans le livre d’artiste. Y aurait-il donc un « renouveau » dans ce domaine ? Venant de Closky, on peut s’attendre à ce que le constat soit teinté d’ironie. Il reflète cependant un état de fait qui, pour être ambivalent, n’en est pas moins réel. Expositions – hier à la Kunsthalle de Vienne, aujourd’hui à celle de Hambourg –, foires ; mais aussi événements : lors de « Performing Books », lancé par le Bal à Paris en janvier, le livre d’artiste est célébré un peu partout, et jusque chez les éditions Phaidon qui consacrent un épais volume aux « Artists who make books » (2017).

« Inventer un nouveau type d’œuvre »
Le médium serait, rappelons-le, né au début des années 1960, sous la forme de modestes opuscules signés, pour les tout premiers, d’Ed Ruscha côté américain et de Dieter Roth en Europe, comme l’explique Anne Moeglin-Delcroix dans son ouvrage Esthétique du livre d’artiste (1960-1980) [1] devenu la bible de tout amateur éclairé. « À la Bibliothèque nationale on méprisait ces parutions », se souvient la chercheuse, qui, fraîchement diplômée de l’École normale supérieure à la fin des années 1970, se voit attribuer un poste au département des Estampes. Là, une collection de livres a cependant commencé à être constituée ; l’étude en est confiée à la jeune philosophe, qui s’en empare avec passion. Anne Moeglin-Delcroix dresse un inventaire, le complète au fil des années et codifie un genre qu’elle va contribuer à mettre en valeur et à rendre respectable, tout en soulignant le côté frondeur de publications apparues dans une époque de contestation générale. « Les artistes ne voulaient pas faire des livres de luxe agrémentés de gravures. Ils voulaient inventer un nouveau type d’œuvre qui rompe avec les conventions, quitter l’espace de la galerie pour aller à la rencontre d’un public plus large. C’était un mouvement en lien avec celui de l’art contemporain en train d’émerger. »

Publiée en 1997, dans un vide critique sidéral, cette somme, dont une édition réactualisée est disponible depuis 2012 (1), fait toujours référence. Mais sa ligne stricte prête aussi au débat. Pour sa prochaine université d’été, la bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou se propose ainsi d’étudier « le phénomène protéiforme des pratiques de publication d’artiste, à l’aune de ses formes matérielles les plus diverses ». L’aube d’une nouvelle ère ? « On a envie de faire respirer un peu les canons établis par Anne Moeglin-Delcroix, commente Didier Schulmann, conservateur, en ouvrant ce champ à la photo, au graphisme, à l’ephemera [un imprimé (almanach, fascicule, pamphlet)]… »

Tirage limité – et parfois signé – format XXL, coût élevé : décomplexé, le livre d’artiste s’émancipe en effet depuis quelques années de la doxa d’Anne Moeglin-Delcroix. Prenons « Capital Decor » (Kodoji Press, Baden, 2011) de Stephanie Kiwitt, qui figure parmi les acquisitions récentes de la bibliothèque Kandinsky : ce leporello géant de 1273 x 50 cm présenté dans un coffret cartonné, accompagné d’un disque vinyle et édité à 10 exemplaires, a été acheté 1 800 euros (2 000 CH). Le type d’emplette que l’institution, qui dépense entre 15 000 et 20 000 euros par an pour alimenter son fonds riche d’un peu moins de 7 000 titres, ne s’autorise pas souvent. Il faut faire des choix. D’autant que « le livre d’artiste n’échappe pas au phénomène de l’inflation éditoriale », constate Didier Schulmann.

Multiplication des foires de livres d’art
De cette effervescence témoigne à sa manière la prolifération, ces dernières années, des « Art Book Fair » (ou foires de livres d’art) : à New York, Chicago et Los Angeles (Printed Matter’s), mais aussi à Bruxelles, Turin, Berlin (Miss Read), à Paris et à Londres (Offprint)… « On assiste à une multiplication de salons à travers le monde, qui pour la plupart ne tiennent pas compte de l’économie réelle du métier d’éditeur. Je me contente aujourd’hui d’aller à Wiels Bruxelles [pour le Wiels art Book Fair en septembre] et à Berlin, où la table, autour de 100 euros est abordable et le public présent », glisse Christophe Daviet-Thery [lire l’entretien ci-contre], libraire et éditeur spécialisé.

Cet emballement du marché correspond bien, cependant, à un retour du livre comme « œuvre en soi ». Sur le point de disparaître dans les années 1980, le médium, qui a connu un regain d’intérêt dans les années 1990 – avec des artistes comme Jonathan Monk – pourrait bien aujourd’hui vivre un « nouvel âge d’or », selon la formule de Tarek Issaoui. À la tête d’une collection regroupant environ 1900 ouvrages, ce fervent amateur du livre d’artiste a lancé voici trois ans « Rrose Éditions », qui comptent à ce jour une dizaine de titres : Parker Ito, Clément Valla, Artie Vierkant… Le livre séduit en particulier une génération « post-Internet » qui y trouve un support de diffusion, et de conservation. D’autres apprécient une forme de légèreté dans sa mise en œuvre. « C’est tentant pour des artistes qui ont l’habitude de travailler avec des grosses galeries, des enjeux importants, une organisation lourde… », observe Tarek Issaoui. Ainsi de Wade Guyton, plasticien très en vue, dont la publication WG3031 (2015, Ringier AG), offre une mise en abyme de ses procédures, au tarif très abordable de 40 euros.

« Le livre est un support qui se prête à l’échange d’idées », renchérit Claude Closky, dont c’est un peu le médium de prédilection, et qui en estime, autant que le potentiel de diffusion, la discrétion. « Cela correspond dans mon travail à une envie d’immatérialité. » Une réaction à la marchandisation de l’art qui fait écho à travers le temps à celle des pionniers des années 1960-1970. « Beaucoup d’artistes font des livres dans une perspective de résistance, comme une manière de court-circuiter les modèles actuels de l’art contemporain », affirme Anne Moeglin-Delcroix, toujours attentive à la production en cours – très bien représentée à la librairie Section 7 Books (2).

Cette alternative à la logique mercantile a cependant ses limites au moment où les prix des « petits livres » signés Ed Ruscha, Marcel Broodthaers ou Bruce Nauman flambent sur le second marché – compter 4 000 euros pour Twentysix Gasoline Stations (1963) d’Ed Ruscha et 12 500 € en octobre 2017 chez Sotheby’s pour Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image (1969) de Marcel Broodthaers. Au moment aussi où apparaît une « nouvelle clientèle davantage à la recherche de trophées, d’objets signés », remarque Paul Ferloni, chez Cahiers d’Art : la galerie et maison d’édition de la revue culte a ouvert il y a quelques mois un site consacré aux livres rares issus de son fonds et tente de capter la clientèle de l’art contemporain. Yvon Lambert, qui a fermé sa galerie mais rouvert un vaste espace librairie d’art, et auquel on doit dans les années 1970 une poignée de livres d’artistes remarquables, signés Christian Boltanski, Robert Barry… le reconnaît volontiers : aujourd’hui, « ce qui (l)’intéresse, c’est la bibliophilie ». Soit une collection, lancée voilà un an, de livres luxueux commandés à des stars de son ancienne écurie, proposés 1 500 euros à la vente en édition limitée.

S’associer les artistes
À la tête de la maison d’édition Onestar Press, spécialisée, au début des années 2000, dans les livres d’artiste et qui compte environ 350 titres, Christophe Boutin, en association avec Mélanie Scarciglia, a quant à lui lancé en 2007 une deuxième marque, « Three Star Books » un peu comme une maison de prêt-à-porter développe dans un second temps un département haute couture. « Notre modèle, c’est Ilia Zdanevitch : poète, éditeur, imprimeur, il a travaillé avec Picasso et produit les livres les plus raffinés, les plus sophistiqués que l’on puisse imaginer. » Tauba Auerbach, Maurizio Cattelan, Matt Mullican, Seth Price, mais aussi John Baldessari ou Lawrence Weiner se sont laissés séduire par cette démarche éditoriale. Jonathan Monk, avec son « Billboard Book Project », s’est amusé à réunir deux artefacts en un, le livre et l’affiche, et fait appel à des graphistes pour décliner le concept. Hérétique au regard de la définition pure et dure du livre d’artiste, d’autant que cette édition limitée et signée atteint 3 900 euros. Ou comment un médium d’avant-garde devient un bel objet.

(1) Coédition Jean-Michel Place/BNF pour l’édition de 1997, Le Mot et le Reste/BNF pour celle datée de 2012. (2) section7books.com

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°495 du 16 février 2018, avec le titre suivant : Livre d’artiste un nouvel Âge d’or ?

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