Annette Messager livre une vision du monde, sombre et prenante, tout en déséquilibre, où l’espoir pointe au milieu de la désolation.
STRASBOURG - Au Musée d’art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg, on achève le parcours de l’exposition consacrée à Annette Messager assis sur un banc en regardant la mer… ou presque. Une mer certes un peu curieuse, puisque matérialisée par un film en plastique transparent, mu par de petits ventilateurs induisant les mouvements d’une vague, flux et reflux compris. Surtout, cette vague enveloppe de petits objets disposés au sol, sortes de débris noirs pas toujours très identifiables, mais pas non plus des déchets rejetés qui viendraient s’échouer sur le rivage. Ceux-là sont immobiles. Et cette Petite série noire (2012), qui devient presque hypnotique si l’on s’y attarde, met un point final presque en douceur à une visite faite de mouvements et de déstabilisations, comme une pause faite au cours d’un vaste jeu de construction où tout aurait été chamboulé ; « pour moi le jeu est le plus grand espace de liberté », confie l’artiste. Car le mouvement est ce qui frappe d’emblée, lorsque dans la première salle s’agitent, au gré des vents générés là encore par des ventilateurs épars, pantins désarticulés, organes en peluche, animaux en mauvaise posture ou costumes vidés de leur corps. Vue au printemps dernier à la Triennale, à Paris, mais bénéficiant ici d’un espace qui lui sied mieux, Motion-Emotion (2011-2012) introduit, à la fois par l’action et par son titre, l’idée d’une déstabilisation chronique, d’un corps titubant qui ne trouverait plus sur la terre ferme le support nécessaire à son équilibre. D’ailleurs pas un mur n’est orthogonal dans cet accrochage d’une vingtaine d’œuvres toutes très récentes qui permettent de se dégager de certains poncifs attachés à l’artiste. Certes Annette Messager est toujours Annette Messager, précédée par ses nombreuses réputations. Pourtant à la visite on ne croise plus la collectionneuse amassant images, objets ou débris de son quotidien de femme. Les amateurs de peluches en seront aussi pour leurs frais. Seuls quelques rares vestiges écartelés ont – presque – survécu, soumis qu’ils sont à des dissections opérées grâce à des outils accrochés à côté des bestioles mal en point : « j’aime beaucoup mes outils, j’y ai récemment mis de l’ordre », commente l’artiste un rien pince-sans-rire. Moins anodines qu’elles n’y paraissent, ces pièces, et en particulier l’une d’elle intitulée L’Opération (2011), fonctionnent un peu tels des éléments propices à la révélation, à l’ouverture vers la découverte d’un monde où le pathos jamais n’a sa part mais où la vulnérabilité est toujours saillante… à fleur de peau. En témoignent quelques terrifiantes poupées enroulées dans du tulle (Le Masque rouge ; Just married, 2011), de celles utilisées par les ventriloques qui toujours provoquent un malaise, tant par leur physionomie que par l’impression qu’elles donnent d’être en mesure d’anticiper le vent mauvais tout en bousculant les identités. Ou ces 7 balais (2011) coiffés de masques de la commedia dell’Arte, tous de couleur noire.
Un monde pétrifié
La non couleur rend encore plus aigus contours et silhouettes apparaissant ci et là, en particulier dans deux magistrales installations où s’accentue une forme de déshumanisation dans cette exposition fantomatique. Avec Continents noirs (2012) des territoires, tels des îlots presque semblables à des architectures utopiques, sont suspendus à l’envers au plafond alors que leurs ombres vacillent au gré du mouvement de va-et-vient des deux seules ampoules éclairant la scène. Tandis que Sans légende (2012) s’impose comme paysage de désolation carbonisé, lui aussi plongé dans une quasi-obscurité où seule la projection sur un mur d’une horloge défaillante fait office de source lumineuse et qu’un petit théâtre d’ombre s’anime lentement. Le sol est jonché de voitures, chaussures, masques, chapeaux de sorcière… La silhouette d’un chien de Giacometti s’y traîne lamentablement et tout au fond une mappemonde en tissu essaye vainement de reprendre du souffle et de se rallumer. Ainsi les « Continents noirs » d’Annette Messager se traversent tel un récit de science-fiction qui pourtant a bien des ancrages dans le réel. L’artiste confie « [qu’elle a] toujours voulu faire comme un roman, avoir un début, une fin, introduire du mouvement et un déroulement où il n’y ait pas qu’une seule chose donnée à voir mais des éléments qui se répondent, s’éloignent et se rapprochent, permettant une lecture ouverte, de se faire son histoire à soi. » Il fait sombre, j’ai encore fait un rêve éveillé, je vais aller regarder la mer !
Jusqu’au 3 février, Musée d’art moderne et contemporain de la Ville de Strasbourg, 1, place Hans Jean Arp, 67000 Strasbourg, tél. 03 88 23 31 31, www.musees-strasbourg.org, tlj sauf lundi 10h-18h. Cat. éditions Xavier Barral, 96 p., 39 €
Voir la fiche de l'exposition : Annette Messager : Continents Noirs
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Les rêves noirs d’Annette Messager
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €- Commissaire : Joëlle Pijaudier-Cabot, directrice des Musées de Strasbourg
- Nombre d’œuvres : 22
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°378 du 2 novembre 2012, avec le titre suivant : Les rêves noirs d’Annette Messager