Cinq sculptrices sont à l’honneur à Avignon avec, comme fil conducteur, le corps et la nécessaire résistance à son oppression.
AVIGNON - C’est une histoire de corps qui avance masquée, tout comme la légende de la Papesse Jeanne qui lui sert de prétexte et a tant alimenté une part de l’imaginaire médiéval : outre-Rhin, au IXe siècle, aurait été élu(e) pape une femme dont le sexe ne fut découvert que lorsqu’elle enfanta. C’est une histoire de – fortes – femmes également, au nombre de cinq et réunies par la Collection Lambert en Avignon sous le vocable « Les Papesses », dont le point commun est d’être toutes des sculptrices qui se sont imposées à travers un vocabulaire puissamment affirmé et propice au développement d’infinies narrations engageant plus qu’à leur tour le corps. Cette exposition constitue en outre un hommage, indirectement rendu par Louise Bourgeois, Jana Sterbak, Berlinde De Bruyckere et Kiki Smith à leur aînée Camille Claudel qui fut internée non loin de là, à Montfavet.
Si cette histoire de corps répartie sur les deux sites de l’Hôtel de Caumont et du Palais des Papes avance masquée c’est que, et c’est heureux, elle n’est pas exprimée d’emblée comme telle, procédant par touches ou fragments qui, progressivement, se révèlent pour faire état de préoccupations liées tant à l’inscription de la corporalité dans un environnement social normé que, quelque part, à sa nécessaire transformation afin de lui permettre de résister, de le subvertir voire de s’en échapper.
Le règne indiscutable de Louise Bourgeois
De toutes ces papesses, Louise Bourgeois semble être la reine, dont on ne reverra sans doute pas de sitôt en France pareille accumulation d’œuvres en nombre, avec des pièces de tout premier ordre. Des fragments justement, la sélection effectuée en est pleine, à commencer par ces avant-bras en bronze de tailles différentes émergeant de blocs de marbre, installés à l’extérieur du Palais des Papes, dont les mains s’entrelacent les unes aux autres comme pour conjurer la disparition du reste (The Welcoming Hands, 1996). Fragments toujours avec cette subtile Ode à la Bièvre (2007) – la rivière qui s’écoulait près de la maison familiale en région parisienne –, soit des surfaces géométriques dessinées par des colorants sur un livre en tissus. « La géométrie ne déçoit jamais alors que les relations familiales déçoivent toujours », assénait l’artiste dans un portrait réalisé par Brigitte Cornand. Tout est dit ou presque. Car de la géométrie ressort aussi la claustration familiale évoquée par cette maquette argentée représentant sa demeure d’enfance enserrée dans du solide grillage (The Institute, 2002) et dont une photo d’époque fait curieusement écho à une image figurant l’asile vauclusien de Camille Claudel, dont les dossiers médicaux et de la correspondance ont été exhumés des archives. Entre les protagonistes de cette aventure se mettent en place des conversations évoquant tant l’évolution possible – une formidable suite de trois portraits de Paul Claudel par sa sœur à des âges différents – que l’empêchement et la contrainte – particulièrement chez Berlinde De Bruyckere, avec notamment un personnage enfermé dans une camisole (Aanéén-genaaaid, 2001), ou Jana Sterbak et ses nombreuses installations mettant le corps en danger. Ou encore le fragment, récurrent décidément, et l’hybridation qui participent de la confection d’une identité propre et d’une singularité. Parfois l’accrochage se perd un peu, surtout au Palais des Papes, en cédant à la tentation décorative avec des objets médiévaux ou anciens qui n’apportent pas toujours quelque chose à la démonstration, sans toutefois que cela n’entrave la fluidité de la lecture et la qualité de l’ensemble. Le principal bémol tient dans la trop longue séquence réservée à Kiki Smith, trop souvent bassement expressionniste et littérale, comme avec cette femme en bronze agenouillée sur un tas de bois véritable dont le visage déformé fait sensation en effet, mais un peu trop (Pyre Woman Kneeling, 2002) ; elle occupe seule l’intégralité du rez-de-chaussée de l’Hôtel de Caumont, comme si elle n’avait plus rien à dire aux autres. Pendant ce temps-là, ses comparses continuent à échanger, et la grande Louise chantonne dans les escaliers…
Jusqu’au 11 novembre, Collection Lambert en Avignon, 5, rue Violette, 84000 Avignon, tél. 04 90 16 56 20, www.collectionlambert.com, tlj sauf lundi 11h-18h ; Palais des Papes, tlj 9h-19h. Catalogue coéd. Actes Sud/Collection Lambert, 382 p., 39 €.
Commissaire : Éric Mézil, directeur de la Collection Lambert
Nombre d’artistes : 5
Nombre d’œuvres : 360
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Les papesses d’Avignon
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Abonnez-vous dès 1 €Louise Bourgeois, The Welcoming Hands, 1996, bronze patiné au nitrate d'argent sur blocs bruts de granit, 6 éléments, dimensions variables, Centre national des arts plastiques. © Photo François Halard.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°396 du 6 septembre 2013, avec le titre suivant : Les papesses d’Avignon