FETICHE - L’objet s’est imposé à elle, une nuit d’insomnie, alors qu’elle hésitait entre deux options. Tout d’un coup, cela lui est apparu évident : ne conserve-t-elle pas près d’elle, depuis l’enfance, une petite pochette transparente renfermant une page de décalcomanies ?
Ni Blanche-Neige, ni Superman, mais des figures géométriques comportant six faces égales, tracées en noir sur fond blanc, et de manière répétitive. Des motifs austères, plus ou moins rapprochés les uns des autres, et qui ressemblent aux alvéoles d’une ruche d’abeilles : « Il s’agit d’un Technigraph représentant plusieurs fois la même formule chimique », explique Jeanne Susplugas : « Lorsque j’étais enfant, mes parents, qui étaient chercheurs en pharmacie à la faculté de Montpellier, donnaient régulièrement des conférences. Ils utilisaient ce genre d’éléments pour réaliser des “transparents” qu’ils projetaient au mur à l’aide d’un projecteur. L’ordinateur portable n’existait pas encore ! Et, cette petite pochette, jamais ouverte, m’a suivie dans tous mes déménagements. Je l’accroche au mur devant ma table de travail. » Pourquoi cette fascination pour ce graphisme sans qualité particulière ? « Je ne peux pas vraiment l’expliquer. J’ai toujours été attirée par ces figures basiques qui changent de signification selon la façon dont elles sont combinées. Très tôt, j’étais sûre de les utiliser un jour ou l’autre, quand bien même je ne savais pas encore ce que je ferais plus tard. Aujourd’hui, ça pourrait servir d’invitation pour un vernissage, tant ça renvoie à l’esthétique contemporaine. »
Jeanne Susplugas ne croit pas si bien dire. En 2001, cette diplômée en histoire de l’art fait beaucoup parler d’elle avec une installation spectaculaire, La Maison malade, conçue quelques années auparavant, et montrée pour la première fois en grande dimension à l’Arco. Soit une chambre au sol et aux murs tapissés de boîtes vides de médicaments, dont les propriétés répondent à des formules chimiques proches des décalcomanies de sa pochette fétiche. Un environnement qui plonge le visiteur dans un certain état de malaise, car agissant comme la métaphore de sa propre intériorité, comme l’envers du décor d’un apparent bien-être. D’autres formules chimiques inspireront le travail de Susplugas, notamment celle du Bromazepam, un anxiolytique courant. C’est le cas, par exemple, avec Door of Serenity (2010), une porte capitonnée comme celle d’un cabinet de psychanalyste, sur laquelle le dessin de cette formule chimique est découpé dans le bois. En ouvrant sur une exposition, cet élément agit comme un leurre. Le visiteur qui espère pénétrer dans un espace apaisé, se trompe : loin de procurer une plage de sérénité, l’art contemporain remet sans cesse en question ses propres certitudes. En 2013, avec Tattoo, l’artiste propose d’inscrire éphémèrement, sur le bras d’un modèle, la même formule magique, un baume temporaire contre la douleur psychique, un signe que seuls les initiés peuvent déchiffrer. Aujourd’hui, cette figure basique, plusieurs fois répétée, structure une suite de dessins représentant des arbres généalogiques. À la place du nom de chaque membre de la famille, on trouve le nom d’une pathologie. Explications de l’intéressée : « Dans toutes les familles, on parle du grand-père alcoolique, du cousin asthmatique ou de la tante agoraphobe ! Nous appartenons tous à des lignées de phobiques ou de malades chroniques. Ce qui m’intéresse, ce sont les distorsions auxquelles l’être humain est soumis, les efforts qu’il fait pour tenir debout ! » À chaque fois, on commence par rire, et puis on se rend compte que cela n’est pas si drôle. « La beauté peut être venimeuse », déclare celle qui sait que l’apparence des choses peut être trompeuse.
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Le technigraph de Jeanne Susplugas
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Jeanne Susplugas, Éditions Norma, 128 p., 35 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Le technigraph de Jeanne Susplugas