Le plébiscite public et médiatique croissant de l’art urbain, grâce notamment aux réseaux sociaux, met le street art face à ses contradictions. Le mouvement réussira-t-il à garder sa créativité et sa subversivité ?
L'affirmation a été reprise en boucle dans la presse : à l’approche de la dernière Nuit blanche, Bruno Julliard, adjoint à la culture à la mairie de Paris, promettait de faire de Paris la « capitale du street art ». Il emboîtait ainsi le pas à d’autres élus, parmi lesquels Jérôme Coumet. En lien étroit avec Mehdi Ben Cheikh, fondateur de la galerie Itinerrance, le maire du 13e arrondissement travaille en effet à offrir au mouvement – et par la même occasion à son territoire – une plus grande visibilité. Il a ainsi été en 2013 l’un des artisans de la Tour Paris 13, véritable plébiscite public et médiatique. Un tel soutien ne laisse pas de surprendre de la part du monde politique : né dans la rue au tournant des années 1960 et fomenté depuis dans la plus parfaite illégalité, l’art urbain distille un parfum de contestation et charrie une histoire émaillée d’arrestations et de procès. Et si Paris est en effet devenu au début des années 2000 l’une des capitales du mouvement en couvant l’éclosion d’artistes comme Invader, Zevs ou André, la vitalité de la scène locale s’est forgée à l’écart de, et souvent contre les pouvoirs publics, dont le premier mouvement fut de contenir une forme d’expression tenue (souvent à raison) pour une dégradation du bien public et une insulte à la propriété privée.
Cette volte-face n’est du reste pas propre aux élus. De Beaubourg qui vient d’acquérir une œuvre d’art urbain (Tracés directs, vidéo issue d’une performance organisée par Lek et Sowat), au Palais de Tokyo où le Lasco Project accueille depuis deux ans ce que le graffiti et l’urbex font de plus radical, les institutions semblent enfin décidées à s’ouvrir au mouvement après des années de cécité. Même évolution du côté du marché : non seulement la plupart des maisons de ventes ont désormais leur événement street art, mais les galeries les moins susceptibles de soutenir cette subculture en représentent aujourd’hui les grands noms – Emmanuel Perrotin en est un exemple. Alors qu’il semblait synonyme de gratuité et même de pied de nez à toutes les instances de légitimation artistiques, l’art urbain est désormais une estampille lucrative, et pourrait même passer pour le chemin le plus court vers la notoriété.
Un art porté par Internet
Selon Hugo Vitrani, journaliste et curateur du Lasco Project, cette évolution ne date pas d’hier, n’en déplaise aux allégations qui assimilent le street art à un simple phénomène de mode : « Quand on parle d’institutionnalisation, on oublie que des expositions comme Street Market en 2000 à New York ou Backjumps en 2003 à Berlin, que des commissaires d’exposition comme l’Américain Jeffrey Deitch ont œuvré de longue date à la reconnaissance du mouvement. Quant à la récupération politique, elle existe depuis le début, le muralisme en est la preuve… » Il n’empêche : si l’art urbain s’est d’emblée posé comme un objet de curiosité médiatique, s’il a été dès les années 1970 exposé et vendu sinon « récupéré », le phénomène semble s’être considérablement amplifié au cours des cinq dernières années – en France du moins.
Pour certains, ce tournant coïncide avec l’essor des réseaux sociaux : « La force du street art est de créer son propre système parallèle avec d’autres bases, parmi lesquelles Internet, assure Mehdi Ben Cheikh. Certains artistes arrivent à atteindre une renommée internationale sans passer par les institutions. » L’impact du web sur le mouvement est d’autant plus grand qu’il en a permis la diffusion massive grâce à la photographie numérique et aux smartphones : « Le street art est une forme d’art partageable rapidement sur Instagram ou Facebook, souligne ainsi l’artiste C215. C’est du contenu de réseaux sociaux. »
Un art accessible et bon marché
Désormais quantifiable par un décompte de « like » et de « followers », l’engouement du public pour l’art urbain justifie qu’élus, institutions et marchands s’y intéressent de près. Dans les faits, organiser un événement labellisé « street art » revient généralement à s’assurer un succès. En octobre 2013, malgré des jauges limitées et des files d’attente de plusieurs heures, la Tour Paris 13 voyait converger 30 000 visiteurs en 30 jours. Idem un an plus tôt au Musée de la Poste, dont l’exposition « Au-delà du street art » avait offert au lieu de tripler sa fréquentation habituelle, avec 75 000 billets vendus. Les raisons d’un tel plébiscite sont sans doute d’abord d’ordre esthétique : à l’exception du graffiti et de quelques œuvres jouant avec exigence de leur contexte ou des codes du milieu, l’art urbain se caractérise par son accessibilité et se compose pour une large part d’œuvres figuratives et émaillées d’emprunts à la culture de masse. « L’art contemporain s’inscrit actuellement comme un art d’élite, rappelle Mehdi Ben Cheikh. Le street art remet à l’ordre du jour autant la figuration, l’abstraction géométrique, le monde animalier, la nature, que l’explosion des couleurs, réconciliant ainsi le public avec les chemins de la créativité. Son mode d’avènement sur les murs des villes interpelle immédiatement les populations les plus diversifiées. » Pour les institutions qui s’ouvrent au phénomène, il s’offre ainsi comme un contrepoint salutaire à l’hermétisme et à la rigidité de l’art contemporain : « Le succès économique de l’art contemporain et l’enseignement font qu’il a tendance à se reproduire à l’intérieur de ses propres codes, déplore Jean de Loisy, directeur du Palais de Tokyo. Dans ces conditions, c’est l’extériorité et le monde des marges qui vont permettre de faire bouger les lignes. »
Accessible, l’art urbain l’est aussi financièrement. « Le street art est abordable à tous points de vue, explique Jean-Pierre Berthoux-Boyer, collectionneur. Non seulement il est visible dans la rue, mais on peut acquérir des œuvres pour des budgets limités, et d’autant plus qu’il y a des multiples, des sérigraphies. » Si les pièces de Banksy, Shepard Fairey ou Os Gêmeos franchissent régulièrement la barre des 50 000 euros, les cotes s’établissent davantage autour de 5 000 à 10 000 euros. « En France, le marché s’est structuré récemment et les prix restent modestes, explique Hugo Vitrani. Du coup, l’art urbain attire des petits collectionneurs et des gens qui jouent. Beaucoup achètent du street art sur toile pour pas cher et pensent ainsi faire de très bonnes affaires. »
Vers le muralisme ?
Autre intérêt du street art : sa réactivité. Rompus au système D et au vite fait bien fait, les acteurs du mouvement sont en mesure d’intervenir dans le cadre de commandes ou d’événements publics en un temps record et avec des moyens limités. Surtout, leur habitude de la gratuité fait des street artists les adjuvants commodes du marketing territorial et du marketing tout court. La plupart des grands événements street art organisés récemment à l’initiative d’élus ou de galeristes n’ont valu à leurs participants que des rétributions symboliques, et c’est alors la visibilité et les conditions d’intervention offertes (dont la légalité et la taille des supports muraux) qui leur tiennent lieu d’émoluments. « Le mouvement a évolué parce qu’on s’est prêté à un jeu de compromis pour que ce soit un art public », reconnaît volontiers C215.
Pas sûr pourtant que les artistes y gagnent à long terme. Le risque ? Voir la force de leur travail diluée dans une forme de décoration urbaine à mille lieues de l’énergie frondeuse du mouvement. « Le marché a généré le néomuralisme, poursuit C215. Je pense que c’est au bénéfice des riverains, mais la question est de savoir si la profusion ne va pas saturer l’espace urbain de peintures et s’il sera possible, dans ces conditions, de conserver une certaine qualité. » Du reste, un tel écueil n’est pas circonscrit aux interventions des street artists in situ et s’étend à leurs relations avec le marché et les institutions. Transposer l’art urbain hors de son cadre originel suppose en effet de repenser entièrement ses modalités de création et d’exposition – ce qui est loin d’être la règle dans un milieu où beaucoup se contentent de reproduire littéralement sur des supports monétisables ce qu’ils font dans la rue. « Montrer ce mouvement implique de fuir l’objet artificiellement sorti d’un langage, affirme Jean de Loisy. Il faut en réinventer les codes de présentation et ne pas en faire un simple phénomène esthétique, afin d’exprimer un comportement et une manière de vivre, et pas seulement une forme. » En vertu d’un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est en somme en restant fidèle à la rue et à ce qu’elle charrie – l’aventure, le jeu avec le contexte, la prise de risque et l’intervention gratuite et spontanée – que le street art obtiendra sa pleine reconnaissance.
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Le street art résistera-t-il à la lumière des musées ?
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Abonnez-vous dès 1 €« Expressions urbaines. Street-Art, Graffiti & Lowbrow », jusqu’au 1er février 2015. Institut culturel Bernard Magrez à Bordeaux (33). Ouvert du jeudi au dimanche de 14 h à 19 h. Tarifs : 7 et 5 €. Commissaire : Nicolas Laugero Lasserre. www.institut-bernard-magrez.com
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« Graffiti général », Karim Boukercha (auteur) ; Yves Marchand et Romain Meffre (photographes). Éditions Dominique Carré, 224 p., 180 ill., 49 €.
« Tour Paris 13 », Medhi Ben Cheikh, l’événement street art, Albin Michel, 256 p., 40 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Le street art résistera-t-il à la lumière des musées ?