C’est donc une pierre taillée. Un biface de couleur caramel et d’une densité exceptionnelle. L’objet choisi par Vincent Beaurin pèse lourd dans la main.
Outil préhistorique au tranchant usé par le temps, elle a traversé les siècles pour venir jusqu’à nous. On pense à nos ancêtres, qui l’utilisaient pour chasser, découper, se défendre… L’objet de survie par excellence. Le couteau suisse néanderthalien, en quelque sorte. La quintessence du beau et de l’utile. Pas étonnant que Vincent Beaurin, ancien élève de l’École Boulle, s’approprie ce témoignage de l’humanité industrieuse au seuil de son évolution : « La nature ne peut pas créer une forme comme celle-ci, précise-t-il ; pour obtenir le côté tranchant, il faut préparer un plan de frappe avec un autre caillou aussi dur et réaliser des éclats alternés d’une face à l’autre et de plus en plus rapprochés. » Il ajoute, avec des accents passionnés : « Je l’ai trouvée sur la plage à Essaouira, en face de l’île de Mogador. J’avais repéré sous l’eau des éclats alternés de lumière. C’est le signe d’une taille, alors je suis revenu sur mes pas et je l’ai saisie. » Il souligne : « Cet outil était, au départ, un caillou, et il est redevenu caillou car la nature est plus puissante que tout. » Une forme à la fois simple et complexe. Comme les étranges tableaux aux coloris dégradés que l’artiste nomme des « Spots » et qu’il a accrochés au mur de son atelier lumineux situé près de la porte de Clignancourt à Paris.
On pourrait croire qu’ils résultent d’un process technologique sophistiqué. En fait, ils sont fabriqués à la main par Beaurin selon une technique qui lui est propre. Présentés à équidistance les uns des autres, ils ressemblent à de grosses pastilles colorées. À moins qu’il ne s’agisse de la version contemporaine du pointillisme, si cher à Seurat. On imagine, alors, être en face d’un paysage abstrait vu au cent millionième. L’ensemble vibre et irradie une douce énergie. Et dégage une grande sensualité. On a envie de toucher. Comme le biface avec sa surface patinée qui invite à la caresse. Pour Beaurin, la sensation participe de la réception d’une œuvre. Le temps qui y est inscrit, aussi. Il précise : « Je suis très sensible aux outils archaïques. Moi-même, je travaille avec deux lames de scie, un grattoir et une passoire. Je trouve cela finalement rassurant. Les objets qui nous entourent sont de plus en plus sophistiqués. J’aime bien l’idée de repartir à zéro avec trois fois rien. » Démonstration faite avec son travail en cours : de nouveau tableaux, moins bombés, mais tout aussi attirants pour le regard et dont la couleur orange mordorée change de nuances selon la lumière et le déplacement du spectateur. Troublant ! Réalisée à partir de minuscules billes de verre colorées, leur fabrication demande mille précautions. Passés au tamis, ses tout petits capteurs de lumière sont ensuite répartis sur un support enduit de colle. Le séchage est très long : « Pas touche ! » Il faudrait tout recommencer… utiliser un kit sommaire, manipuler des matériaux intemporels, revenir à des formes essentielles. Et se jouer de l’illusion de modernité. Mais Beaurin avertit : « Je ne suis pas un passéiste fou furieux, ni un écolo enragé. Je suis simplement attaché à mon autonomie concernant ma production. Une habitude prise probablement durant mes études à Boulle. » Il sait de quoi il parle : « J’étais dans l’atelier de ciselure. Les techniques étaient nombreuses, le tracé-mati, le pris sur pièce, le repoussé direct, le repoussé à la recingle, la rétreinte, le planage…
On faisait tout, de A jusqu’à Z, même nos outils à la forge. Tout repose sur le geste juste. » Il saisit à nouveau le biface et le scrute avec attention : « Celui-ci a au moins dix mille ans, on en produit depuis un million et demi d’années. La fabrication des objets en série date d’un siècle et demi seulement. Ainsi, nos références sont-elles circonscrites dans un temps très court. Et cette pierre nous renvoie à quelque chose de beaucoup plus vaste, plus calme, moins arrogant. Comme un paysage que j’aime contempler. Ceux de Cézanne, par exemple, m’apaisent. » Alors, tout s’éclaire : les œuvres de Vincent Beaurin fonctionnent comme autant de points repères. Et ouvrent sur un horizon infini où le temps se dilue.
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Le biface préhistorique de Vincent Beaurin
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Le biface préhistorique de Vincent Beaurin