Prenant le relais d’une longue histoire, ouverte par les recueils médiévaux de costumes, la photographie de mode apparaît avec le développement de la presse à la fin du XIXe siècle. Au-delà du vêtement, elle est en quête de beauté, d’élégance, elle souligne une distinction sociale. Elle vole à la peinture et à la sculpture les acceptions classiques du modèle, elle s’érotise quand les normes sociales l’autorisent, et est aujourd’hui à nouveau liée à l’actualité de l’art.
S’il est clair qu’elle a un statut commercial, la photographie de mode peut prétendre aussi accéder au statut d’œuvre d’art. L’itinéraire de Steichen, photographe en chef des éditions Condé Nast au début des années vingt, est l’exemple caractéristique d’un parcours exceptionnel, précédé par sa connaissance du Pictorialisme et se clôturant par ses responsabilités de directeur du département de la Photographie au Museum of Modern Art de New York. Man Ray, autre photographe lancé par le couturier Paul Poiret, constitue lui aussi un exemple remarquable, associant son œuvre d’artiste surréaliste à celle de photographe. Ce contexte a favorisé la création de styles parfaitement identifiables, ainsi que l’émergence, sans doute contrôlée, des concepts visuels et graphiques de photographes tels que De Meyer, Steichen, Horst, Hoyningen-Huene, Blumenfeld, Beaton, pour ne citer que quelques noms marquants de la première moitié de ce siècle. Tous ces photographes ont travaillé essentiellement en studio, non sans corrélation avec le cinéma hollywoodien qui fut une référence constante de ce monde attractif, brillant et luxueux. Ainsi, George Platt Lynes incarne un style glamour, sophistiqué et envoûtant, mais déjà s’y oppose la manière décontractée des prises de vue en extérieur de Martin Munkacsi ou de Toni Frissel, inventeurs d’une nouvelle image des femmes modernes, formant une source d’inspiration pour les générations de l’après-guerre. De manière générale, la photographie de mode a également intégré les codes des grands courants d’avant-garde et facilité leur diffusion auprès du public. La mode est, par conséquent, un phénomène beaucoup plus significatif que celui du vêtement, et la haute couture a vu dans la photographie la possibilité de s’inscrire dans une économie générale des signes, qui redéfinissait son héritage artistique dans un contexte d’information élargie où ces signes sont appropriés individuellement et collectivement. Lorsque Brassaï inclut dans son livre Paris de nuit la photographie d’un kiosque à journaux, sorte de sculpture involontaire dévolue à la reproductibilité mécanique, il nous suggère la part nocturne qui accompagne l’arrivée de chaque nouvelle vague d’images.
Le modèle double toujours la réalité
Peintres et sculpteurs ont travaillé d’après le modèle vivant, selon la tradition occidentale de l’art. Si cette dernière se maintient au XXe siècle, avec Picasso et Matisse en particulier, elle épuise la vision idéale qui favorisait la recherche picturale du beau. Il semble bien que les acceptions classiques du modèle, de la pose théâtrale et de la recherche de la beauté, aient été volées à la peinture et la sculpture anciennes. Les modèles de Blumenfeld évoquent sa connaissance de l’art hollandais, et ceux de Hoyningen-Huene son admiration pour la Grèce antique. Ce mélange de référents incarnait à la fois des goûts personnels et les orientations d’une époque. Suivant une voie ouverte par Richard Avedon, les modèles de Nick Knight affichent aujourd’hui une certaine idée de la mondialisation. Cette intégration de référents culturels et physiques, leur diversification déplaçant les codes de référence, compose un aspect particulièrement fascinant de la photographie de mode, auquel peuvent être ajoutés les contrastes avec les contraires physionomiques de la beauté pratiqués par Norman Parkinson, Diane Arbus, ou dernièrement Justin Mullins. Toutes les figures de discours qui entourent le mirage de la séduction se dégagent sur un arrière-plan d’origine littéraire ou philosophique. La mise à distance entre la réalité de la vie quotidienne et la perfection du modèle est un artifice utilisé par beaucoup de photographes de mode. Le modèle double toujours la réalité, et il se situe dans un hors-lieu fantasmatique, appropriable parce que structuré. La féminité et la masculinité, comme leurs échanges fictifs, peuvent être des masques. La peinture du XVIIIe siècle avait déjà entrevu cette mascarade de l’identité, jusqu’au Gilles de Watteau et ses “fêtes galantes”, mais la culture contemporaine a constitué en objet de savoir ce champ de connaissance de l’âme humaine. La psychanalyse a parfaitement analysé le rôle de la relation fétichiste aux vêtements sur la constitution de la personnalité, ainsi que la production névrotique ou narcissique de l’esthétique de la personne.
Érotisation flagrante
Le portrait est l’une des sources de la photographie de mode. La célèbre série de prises de vue de la comtesse de Castiglione réalisée par Mayer et Pierson ne correspond pas totalement à ce propos, dans la mesure où elle est portée par une intention individuelle qu’elle met en acte et par laquelle elle fabrique une personne. En donnant un nom au chapeau ou à la robe qu’ils présentent, les modèles poursuivent cette ambiguïté, qui est résolue par la personnalisation professionnelle s’attachant à leurs démarches. Cette personnalisation suppose l’évanouissement du naturel et de l’invisible psychologique, et s’appuie sur un travail corporel extrêmement précis, déterminant l’expression des gestes, le port du vêtement, le maquillage, selon des principes esthétiques codés par la suprématie du visuel. Ce sont les détails qui forment toujours l’impression d’ensemble. La photographie de mode poursuit l’ambiguïté sur laquelle s’appuyaient le travestissement et les poses de la comtesse de Castiglione. Irving Penn et Lisa Fonssagrives, célèbre modèle charismatique qui était aussi la femme de Penn, ont exprimé une situation unique, que l’on peut rapprocher d’une autre démarche photographique, celle d’Alfred Stieglitz à l’égard du peintre Georgia O’Keeffe, qui croisait également la complicité amoureuse de deux regards. Des phénomènes relativement semblables sont connus dans l’histoire de la peinture. L’érotisation latente permise par le dispositif photographique jusqu’au déclic de l’appareil devient flagrante dans les années soixante, de manière concomitante à la libéralisation sexuelle que reflétaient les tenues vestimentaires. Le film de Michelangelo Antonioni, Blow Up, met en scène cette ambiguïté tumultueuse de la prise de vue, en s’inspirant de David Bailey dont des photographies ont pu choquer à leur époque. Certaines images de mode sont à la limite de l’étude de nu, comme celle, admirable, que Horst a consacrée en 1939 à un nouveau corset dont le laçage dans le dos est mis en valeur par la pose relativement académique du modèle, non sans rappeler en apparence une peinture célèbre d’Ingres. Elle requiert que l’on s’attarde sur certains détails, telle la courbure délicate du cou, et surtout le raccourci de ces surprenants avant-bras absorbés par l’ombre qui les entoure et qui peuvent résulter de la vision picturale surréaliste apportée par Miró ou Tanguy comme d’une évocation phallique, invisible sans doute lorsque la photographie fut publiée dans Vogue.
L’érotisation flagrante de la photographie de mode est devenue significative dans un contexte de libération des normes sociales. Bien que les intentions mises en scène par Guy Bourdin ou Chris von Wangenheim aient été aussi très provocantes et agressives, Helmut Newton a brisé encore plus violemment les tabous de la sexualité féminine, dans le cadre de constructions très complexes opérant sur le croisement ou la fixité du regard, un élément capital de l’appropriation du modèle et de la scène. Son regard témoigne d’une vision nouvelle du corps des femmes, de leurs postures, et surtout de leurs relations avec le monde des hommes. Le croisement de sa démarche esthétique avec ses obsessions, la pornographie et le roman policier, en font une œuvre dérangeante qui pouvait susciter des résistances. Newton provoque l’aveuglement de nos habitudes visuelles à l’égard de certains sujets Le costume féminin d’Yves Saint Laurent est à l’origine, en 1975, d’une série de photographies qui s’attaquent au tabou du lesbianisme. Celles-ci n’apparaissent pas dans n’importe quel contexte historique. Le mouvement de libération homosexuel se révélait, et quelques écrivains et cinéastes y consacraient à cette même époque une part de leur œuvre. Mais les photographies publiées par Newton ont connu une circulation massive, quoique brève, par leur publication dans Vogue. Sa contribution est extrêmement suggestive, soulignée tant par sa lecture de la masculinisation suggérée par le vêtement que par sa connaissance de l’histoire de la photographie. Cette série est parfaitement inscrite dans l’histoire par les réminiscences de l’œuvre de Brassaï qu’elle contient (Le Paris secret des années trente) et par sa réinterprétation du phénomène de la “garçonne”, mais elle peut aussi être vue, aujourd’hui, comme l’indice d’un changement culturel programmatif, par lequel la mode montrerait son champ d’inscription parmi les phénomènes de société. Les photographes de mode femmes dominant cette même époque, Sarah Moon et Deborah Turbeville – qui toutes deux étaient d’anciens modèles passés de l’autre côté de l’appareil photographique –, ont certainement construit une vision chacune différente, qui faisait œuvre singulière par “l’étrange étrangeté” et par la densité qu’elles parvenaient à donner aux émotions et à la sensualité. En tout cas, en faisant signifier autrement le rapport du sujet au vêtement, elles ont contribué à déconstruire le masque glamour et, à partir de la toile de fond du féminisme, à interroger celui du narcissisme.
Les expériences du Modernisme et du Surréalisme
La photographie de mode est aujourd’hui à nouveau liée à l’actualité de l’art. Le phénomène n’est pas entièrement nouveau, dans la mesure où il a constitué l’une des grandes caractéristiques de la photographie des années vingt et trente lorsqu’elle adapta à son propos les expériences du Modernisme et du Surréalisme. Man Ray est l’exemple le plus caractéristique : artiste élaborant une œuvre plastique à part entière, sa production, ouverte aux impératifs de la commande commerciale, témoigne aussi de ses expérimentations artistiques et donne à son œuvre un profil éminemment contemporain. Sa situation semble toutefois exceptionnelle, de même que l’attitude de Salvador Dalí à l’égard d’Elsa Schiaparelli ou encore celle de Sonia Delaunay vis-à-vis de ses propres créations. L’histoire des influences entre mode et art, en particulier au niveau des médias, est un aspect encore inédit de l’art du XXe siècle, alors qu’au cours de ces dernières années, plusieurs jeunes artistes ont franchi à nouveau la limite. Le phénomène est d’autant plus saisissant que ces artistes s’expriment avec la photographie sans être des photographes. Ils appartiennent à la génération qui a permis que le médium photographique acquière un rôle majeur dans le langage de l’art contemporain. C’est le cas de l’artiste américaine Cindy Sherman qui, en développant une œuvre à partir de la mise en scène de sa propre personne, parvient probablement pour la première fois à annuler la distance entre le modèle et l’auteur. Sa démarche, si elle rejoint les quelques figures de l’histoire de la photographie ayant travaillé sur le déguisement et la mise en scène – en premier lieu Claude Cahun, qui inventa son image narcissique et anorexique avec excentricité –, a contribué à briser les stéréotypes marquant la construction idéologique structurant les distinctions entre féminin et masculin. La réponse de Cindy Sherman à la commande de Dorothée Bis, en 1984, annule la cohérence qui s’est établie entre la conjonction d’un maquillage, d’une coiffure et d’un vêtement, mais ces photographies correspondent à sa démarche habituelle en révélant ses obsessions particulières, dont celle de la figure du pantin. L’Américaine Nan Goldin, en jouant sur la transposition de l’univers social et amical de ses fréquentations intimes, a certainement contribué au rattrapage par la haute couture de la culture underground, un trait manifeste de l’invention vestimentaire de ces dernières années. L’œuvre de Wolfgang Tillmans est souvent montrée dans des expositions d’art contemporain depuis les années quatre-vingt-dix, mais il a aussi publié dans des magazines des photographies commerciales dont la réussite, tout aussi dérangeante que son œuvre habituelle, est propice à bouleverser les conventions des clichés de mode. Robert Mapplethorpe, Pierre et Gilles, Inèz van Lamsweerde contribuent aussi à redéfinir des limites et à bouleverser les lieux communs de l’image.
Des photographes ont pris remarquablement la succession de leurs aînés. Le style de Peter Lindbergh a réhabilité les subtilités du noir et du blanc et une atmosphère érotique très singulière, mais les nombreuses citations que contiennent ses photographies donnent à son style une dimension post-moderne. La photographie des top-modèles qu’il réalise en 1995 peut être perçue comme un hommage à Irving Penn et à Helmut Newton. Bruce Weber a créé une image de la masculinité qui reflète son œuvre de portraitiste, avec des références homosexuelles littéraires évidentes et selon une opposition subtile entre nature et anti-nature. Le choix d’une affirmation graphique et coloriste, souvent liée au travail en studio, a retrouvé, par l’intermédiaire de Paolo Roversi, une nouvelle évolution. La stylisation minimaliste d’un certain courant de la mode vestimentaire est probablement centrale dans l’invention d’une manière à la fois architectonique, sculpturale et picturale que théâtralise Nick Knight, une figure désormais décisive par la pertinence de son regard, tandis que David LaChapelle constitue une autre tendance remarquable par son ironie et son imaginaire. Il est à noter, enfin, que la scène de l’art contemporain a été en retour influencée par le monde de la mode et ses magazines. Inspirant ses artistes et ses revues, la relation entre mode et art ne peut être limitée à des lectures littérales. Sa fonction est beaucoup plus forte et plus subtile, car elle est assurément une des composantes de la sensibilité du XXe siècle à l’égard des hommes et des femmes “fashionable”.
A LIRE
Si l’édition photographique est un secteur difficile, celle d’ouvrages consacrés à la mode se porte bien, merci. Signalons les derniers nouveau-nés. Irving Penn pose son regard sur l’œuvre d’Issey Miyake est le fruit d’une complicité de vingt ans. Penn métamorphose chaque vêtement en sculpture (texte de Mark Holborn, éditions Plume, 160 p., 500 F. ISBN 2-84110-107-X). Françoise Huguier, elle aussi, sculpte l’habit, mais le mannequin ne l’intéresse pas, seuls comptent le tourbillon des couleurs, la sensualité des matériaux, les mouvements des plis (Sublimes, préface de Gérard Lefort, éditions Actes Sud, 152 p., 290 F. ISBN 2-7427-2424-9).
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La photographie de mode participe à la sensibilité du XXe siècle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°92 du 5 novembre 1999, avec le titre suivant : La photographie de mode participe à la sensibilité du XXe siècle