Héraut de la Figuration narrative, le peintre de l’histoire en train de s’écrire prépare sa grande rétrospective au Musée d’art contemporain de Lyon, en octobre prochain.
Septembre 2008. À 76 ans, il a accepté de venir animer une sorte de workshop avec des enfants dans le cadre de l’exposition qui lui avait été consacrée à la chapelle de la Visitation de Thonon-les-Bains. Il avait demandé à ce que ceux-ci disposent d’une petite glace-miroir et de feutres de couleur pour qu’ils fassent leur autoportrait. Polo rouge ras du cou, pantalon noir, il va d’une table à l’autre, réclamé ici par une petite fille qui lui montre ce qu’elle a fait, là par un petit garçon qui lui explique son choix des couleurs. Il félicite l’une, s’attarde avec l’autre. Erró est heureux. Il est tout sourire. Les enfants, il connaît bien. Au début des années 2000, à Saint-Pierre de la Réunion, répondant à l’invitation de Vincent Mengin, créateur du LAC, un lieu d’art contemporain situé à la Ravine des Cabris, il a investi toutes les cimaises intérieures d’un petit édifice octogonal dit La Case aux 1 000 masques, un travail monumental réalisé sous sa conduite par les enfants de l’île. Il faut dire que le travail d’Erró, de son vrai nom Gudmundur Gudmunsson, né le 19 juillet 1932 à Ólafsvik, au nord-ouest de l’Islande, ne manque jamais d’arrêter le regard, qu’il soit enfantin ou adulte, car il est d’une étonnante invention graphique et d’une invasive richesse colorée.
« Les générations futures qui voudraient savoir quelles images traversaient quotidiennement notre tête pourront se reporter à l’œuvre d’Erró. Ce peintre d’origine islandaise, particulièrement prolifique, a couvert tous les sujets d’actualité des quarante dernières années : de la politique à la culture, en passant par la publicité et la bande dessinée. » Écrites par Jean-Philippe Domecq voilà quinze ans, ces lignes auraient pu l’être l’année dernière ou la semaine passée tant la démarche de l’artiste n’a jamais faibli depuis quelque soixante ans qu’elle s’est inventé ce mode de compilation, de références et de détournements qui la caractérise. Publiées à l’occasion de son exposition à la Galerie nationale du Jeu de Paume intitulée « Erró : images du siècle », invité qu’il y avait été pour marquer le passage au nouveau millénaire, ces lignes visaient à dire non seulement l’ampleur d’une œuvre dans son étendue et sa matérialité, mais la capacité de son auteur à embrasser le monde. Une ampleur à l’écho de sa personne elle-même.
Comme un chef dans un monde d’images
Physiquement, Erró présente tout à la fois les traits d’un aventurier du temps jadis, façon Joseph Kessel, d’un globe-trotter infatigable qui arpente les mers et les continents, voire du héros de Micromégas, le conte philosophique que Voltaire publia à Berlin en 1752 et dont la gravure le représentant le montre soulevant délicatement le vaisseau des philosophes sous l’œil du nain de Saturne.
À son égal, Erró est toute douceur et délicatesse et, au fil du travail de découpage des images des innombrables publications auxquelles il puise son inspiration, il ne cesse de tenir pareillement dans sa main l’histoire du monde. Tout comme l’opus de Voltaire, on pourrait dire de l’œuvre de l’artiste qu’elle est un conte et qu’elle concentre nombre de réflexions de critique politique, sociétale, religieuse, morale, philosophique ainsi que des éléments de réflexion sur l’homme. Tout comme le philosophe, Erró fait montre de la même impertinence et de la même violence à dénoncer la bêtise et à rire de la comédie humaine. Ils ont tous deux le même amour de leur liberté et de celle des autres. « Ses références permanentes aux événements du monde valent fréquemment à Erró le qualificatif de peintre d’histoire, note Catherine Francblin dans le catalogue de son exposition à la Galerie Louis Carré en 2006. S’il est incontestablement dans ce domaine l’artiste le plus novateur de son temps, c’est qu’il a compris très tôt dans quelle histoire en morceaux allait s’achever le vingtième siècle et qu’il a su donner une traduction visuelle à cette perte d’unité. »
Voyageur infatigable à l’instar du héros de Voltaire, il va « de globe en globe comme un oiseau voltige de branche en branche ». Quel pays n’a-t-il pas visité ? Il est dans le même temps sur sa terre natale d’Islande, avec des amis dans un bistro à Paris, auprès de ses enfants adoptifs en Thaïlande, un jour en Espagne, l’autre au Viêt-nam. Certes, avec le temps, le rythme s’est quelque peu ralenti, mais ça tourne sans cesse dans sa tête et il transporte le monde avec lui, jusque dans son atelier où sur ses toiles défile la planète affolée. Installé dans le XVe arrondissement de très longue date, il donne à voir l’image encombrée d’un centre d’archives du monde stockées dans des meubles aux tiroirs étiquetés en fonction tantôt du motif, tantôt du pays, tantôt d’une référence artistique, tantôt du nom d’une collection de fanzine ou autres publications underground. À des yeux étrangers, l’atelier de l’artiste peut apparaître comme un inextricable capharnaüm ; il n’en est rien en vérité, et le maître sait où tout se trouve. Toute publication est bonne à prendre, qu’elle soit publique ou qu’elle circule sous le manteau. Pour Erró, la censure est un mot qui mériterait d’être supprimé du dictionnaire comme le montre cette toile de 2012, au titre éponyme, figurant une super-nana, genre blonde aux cheveux ébouriffés et aux seins gonflés, en train de déchirer une banderole affichant le mot tabou.
Collecteur fou d’images, Erró entasse, compile, enregistre, classe les humeurs de son temps. En observateur éclairé des tempêtes et des remous du monde, il se saisit de toutes les entrées et de toutes les sorties de ses acteurs ; il cible toutes leurs dérives, tous leurs travers, tous leurs excès. Opérant à la façon d’un journaliste préparant sa revue de presse, il extrait de cette Babel iconographique que le monde produit chaque jour les signes et les symboles qui en commentent l’actualité. Au travail, Erró découpe, assemble, colle pour constituer ce qui deviendra la matrice d’un tableau. Des collages, il en a réalisé des milliers. Tous ne sont pas traduits en peinture ; en revanche, depuis 1960, toutes ses peintures sont faites à partir de l’un de ses collages. « Je prends beaucoup de temps à combiner, à marier les images, confie-t-il à Jean-Jacques Lebel en 1986. Je cherche à provoquer un effet de contraste entre les éléments hétéroclites que je mélange et à trouver entre eux une continuité. Je cherche les chocs. Les “accidents techniques” sont très importants. Ce sont les erreurs des collages que je faisais vers 1958 [date de son installation à Paris] qui m’ont mis sur la voie. » Volontiers revendiqué par l’artiste lui-même, le terme de « cuisine » est le plus approprié à qualifier sa façon de travailler. Lebel l’interroge : « Qu’est-ce qui te procure la jouissance la plus intense, une pêche particulièrement bonne – quand tu remontes dans ton chalut une grosse quantité d’images efficaces – ou bien quand, par la suite, tu peins dans ton atelier à partir de ces images ? » Et Erró de lui répondre : « C’est la même chose […]. Pour pêcher et cuisiner des images, je me débrouille, pour terminer le tableau aussi, mais ensuite, je suis embarrassé pour apprécier le résultat. Parfois, lorsque je regarde une de mes toiles de loin, on dirait un joli tableau abstrait ou même impressionniste […] »
Un homme gourmand de la vie
L’imposante monographie que Danielle Kvaran, son exégète la plus avertie, a consacrée à l’artiste déroule toute sa biographie année par année, documents photographiques et reproductions d’œuvres à l’appui [Erró. L’art et la vie, Hazan, 2008]. Un véritable monument, à la dimension de l’homme. L’image d’Erró qui en ressort est celle d’un homme chaleureux, convivial et toujours souriant, qui aime à s’entourer de ses amis, notamment de cette bande qui a fait la « Figuration narrative ». Un homme gourmand de la vie, de la bonne chère, des bons vins et des bons cigares. Un homme qui trouve son espace aussi bien dans le petit format que dans le monumental, dans l’aquarelle que dans d’interminables fresques, peintes ou céramiques. Un homme dont la démarche transcende tout effet de mode et se retrouve invité à participer aussi bien à la Nouvelle Biennale de Paris en 1985 – où il passe pour l’une des figures tutélaires de la « Figuration libre » – que sur les cimaises de la première édition de « La Force de l’art », en 2006, ou sur celles de la dernière Biennale de Lyon autour du thème de la « Transmission » et de l’idée générique de récit.
Quelque chose d’universel est à l’œuvre chez Erró, et son art fonctionne comme un immense patchwork où toutes les langues, toutes les cultures, toutes les civilisations se conjuguent au même temps. Tensions et harmonies, chaos et équilibre, catastrophes et heureux événements, c’est une œuvre fleuve qui ne cesse de s’enfler au fur et à mesure qu’il s’écoule, comme ces marées humaines qui emportent tout sur leur passage. Science-Fiction Scape (1986-1989) en est une magistrale illustration. Ce collage monumental, qui était le clou de son exposition au Centre Pompidou en 2010, l’artiste l’avait réalisé pour servir d’esquisse à une commande pour la Cité des sciences de la Villette, mais, celle-ci ayant été refusée, il en a fait deux autres, moins chahutées et plus didactiques, qui ont été traduites en peinture et installées sur place.
L’art, rien que l’art
On l’aura compris, Erró est boulimique. Il n’arrête pas. À 82 ans passés, il reste un jeune artiste qui n’a rien perdu de son enthousiasme, de son énergie et de cette passion de l’image qui l’anime en son for intérieur. Un artiste qui a réussi, comme on dit, quand bien même ce terme de « réussite » n’appartient pas à son vocabulaire. S’il est accroché sur les cimaises du monde entier, s’il travaille avec plusieurs galeries, s’il est régulièrement présent dans les foires, il n’en fait jamais état. « À la différence de la plupart des artistes aujourd’hui, commente Patrick Bongers, son galeriste parisien, Erró est complètement déconnecté du marché de l’art. Il veut que tout le monde puisse accéder à sa peinture et réclame de ne pas monter les prix. Il fait preuve d’un tel détachement qu’avec lui, la conversation porte sur l’art et non sur le marché de l’art. Un vrai bonheur, en fait ! Erró est quelqu’un de très simple, qui plus est un homme du partage. » La formule est on ne peut plus juste. L’artiste est généreux. Le jour où il est venu à Thonon-les-Bains, tout le monde se souvient qu’Erró était tellement ravi de l’échange qu’il avait eu avec les enfants, et aussi d’inaugurer sinon un nouveau lieu du moins une nouvelle histoire de ce lieu, qu’à la surprise générale, il a offert à la Ville une toile de son exposition en guise de remerciement et d’encouragement. Heureux Erró !
1932
Naissance à Ólafsvik en Islande de Gudmundur Gudmundsson
1949-1951
École des beaux-arts de ReykjavÁk
1958
S’installe à Paris
1971
Voyage de huit mois à travers le Japon, les États-Unis, l’Inde, l’Afghanistan...
1993-1994
Au Cambodge, il réalise une grande toile sur les atrocités du régime de Pol-Pot
2004-2006
Rétrospective de son œuvre à New-York, La Havane, Mannheim, Valence et Madrid
2009
L’exposition « Erró. Portraits » à ReykjavÁk marque les 20 ans de la donation faite par l’artiste d’une partie de ses œuvres et de ses archives à la Ville
2014
Rétrospective au Musée d’art contemporain de Lyon et exposition à la Galerie Louis Carré. Vit et travaille à Paris
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La cuisine d’Erró
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Abonnez-vous dès 1 €« Rétrospective Erró »
Du 3 octobre 2014 au 22 février 2015. Musée d’art contemporain de Lyon.
Ouvert du mercredi au dimanche de 11 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. Commissaires : Thierry Raspail et Danielle Kvaran.
www.mac-lyon.com « Erró. Rétro-spectif. Des mécamorphoses au chinois, 1959-1979 »
Du 17 octobre au 22 novembre. Galerie Louis Carré & Cie, Paris.
Ouvert du lundi au samedi.
www.louiscarre.fr
Légende photo
Erró © Photo : Blaise Adion
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°671 du 1 septembre 2014, avec le titre suivant : La cuisine d’Erró