Art contemporain

Erró, un jouisseur malicieux

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 21 novembre 2023 - 1687 mots

Ce peintre et graveur islandais, figure de proue du mouvement de la figuration narrative, s’est rendu célèbre par ses collages pop foisonnants. À 91 ans, il n’a rien perdu de son énergie et de son humour. Portrait d’un gourmand de la vie.

Il est 11h. Comme chaque matin, alors qu’il est âgé de plus de 90 ans, Erró gagne son atelier. Derrière la porte entrouverte, nous découvrons bouche bée un impressionnant capharnaüm. Deux grandes pièces emplies de colonnes de papiers amoncelés sur des tables, des tiroirs pleins d’images, des tableaux emballés, des livres, des crayons, des objets kitsch, des bouteilles de vin vides, des restes de victuaille, etc. Au mur, des couleurs et des images de toutes sortes, reproductions de peintures, maquettes de collages, affiches d’expos ou photos souvenirs de voyages… Nous nous asseyons pour parler. S’il faut élever la voix pour se faire bien entendre, Erró est plus présent que jamais. Quand il parle, sa main vous touche comme le font les gens entiers et chaleureux. L’œil est vif, malicieux. En deux secondes, de l’œuvre et de l’homme, on a capté l’essentiel : jouir généreusement de la vie et surtout ne jamais s’ennuyer. Ce qui guide encore le peintre à l’atelier ? L’envie de faire des choses qu’il n’a pas encore faites.

un fou d’images

Erró, de son vrai nom Guðmundur Guðmundsson, est-il un « pop baroque » ? L’étiquette plaît bien à l’artiste. À juste titre si l’on considère la force expressive de son style. Pop est sa couleur, vive et lisse, pop son trait cerne, pop la manière de détourner et de recycler toutes sortes d’images, culture « haute » ou « basse ». Mais contrairement à ses homologues américains, Erró ne s’est jamais limité au caractère synthétique de l’image pop, dont l’impact visuel se veut très immédiat, directement lisible. Erró l’Européen, comme ses amis de la figuration narrative fondée dans les années 1960, privilégie la narration complexe et la saturation d’images. Son œuvre baroque, fourmillante de détails, demande un temps long de lecture pour que les motifs entremêlés se laissent entièrement découvrir. « C’est un artiste de l’addition, rappelle Marie Laborde, directrice de la Galerie Strouk. Chaque tableau est tellement chargé d’images qu’il en devient presque abstrait. » Gourmand à l’excès, Erró est un collecteur fou d’images. Aucune limite ni hiérarchie dans ses sources : revues, journaux, catalogues, livres, comics américains, mangas japonais, bandes dessinées espagnoles, etc. : c’est là que l’artiste prélève le matériel nécessaire, la base d’images à partir desquelles il réalise ensuite ses collages, les maquettes qu’il traduira enfin en peinture, souvent agrandies à un nouveau format. Une base d’images qui n’a aucune frontière pour ce baroudeur citoyen du monde. Bien qu’islandais d’origine et installé en France depuis la fin des années 1950, Erró n’a eu de cesse de puiser son inspiration dans ses nombreux voyages, en Europe et à travers le monde. D’Israël, où il réalise ses premiers collages dessins, aux États-Unis, de Paris à Bangkok ou à Formentera, ses autres lieux de vie et de travail à partir des années 1970, en passant par Amsterdam, Londres, Moscou, Rome, Cuba, Hong Kong, Tokyo, Stockholm, Reykjavík ou Berlin.

Répondre au chaos du mondes

Lors de ses multiples déplacements, Erró a recueilli des milliers de documents visuels, créant une banque d’images incroyablement riche et formellement variée. Figures politiques, pin-up, superhéros, etc. : qu’il s’agisse de symboles iconiques ou d’imageries banales, de photos d’actualités, de documents politiques, de publicités ou de bandes dessinées, toutes les images le passionnent. Tantôt séduisantes, visuellement intéressantes. Tantôt horribles et repoussantes. Ainsi, note Danielle Kravan, conservatrice du fonds Erró au Musée d’art de la ville de Reykjavík et commissaire de l’exposition Erró qui ouvrira en 2024 au Musée des beaux-arts d’Angoulême, « il y a chez lui une attirance pour l’image, mais aussi une méfiance contestataire, qui trouve son origine dans un contexte particulier, celui de l’après-guerre, de la guerre froide, de la déferlante d’images de propagande ou produites par la société de consommation ». À l’évidence, précise-t-elle, « Erró est contemporain parce qu’il a intégré cette profusion de l’image, ce flux constant qui nous assaille, parce que son art répond ainsi au chaos et à la violence du monde à l’heure de la mondialisation ».

accumulation de détails

Quand on lui parle de son rapport aux artistes pop américains, lorsqu’il vivait à New York, Erró dit avoir préféré le travail de James Rosenquist, pour sa façon « remarquable de composer les tableaux ». Et l’on comprend pourquoi. En termes de composition, Erró est lui-même passé maître. D’abord avec le collage, dans ce que cette pratique a d’excitant et de libre, telle une écriture automatique. Il est question de trouver les moyens formels de composer l’espace, dans la saturation de l’effet all-over cher à l’artiste. À la fois original et modèle, le collage sera ensuite traduit en peinture, largement agrandi. Rassembler, coller, reproduire en peinture. Bien qu’il y ait une grande constance dans la méthode, Erró s’est toujours renouvelé dans la manière d’agencer les éléments hétérogènes entre eux, les réinventant dans leurs sens et leurs formes. Dès la fin des années 1950, Erró revendique un goût pour le récit, l’accumulation de détails, la saturation de l’espace. Déjà, là aussi, les références au monde de l’art, avec des citations, d’abord implicites puis littérales, d’œuvres tirées des anciens ou des modernes. Ce qui fera la « marque » du peintre : ces citations culturelles savamment mixées avec des images faisant référence à des événements historiques. Des télescopages qui ont pris des formes très variées des années 1960 aux années 2000.

Compositions saturées à l’excès

Parfois, il joue sur l’effet visuel que produit une composition centrée sur la juxtaposition de deux images issues de sources hétérogènes. Ainsi, au fil des œuvres comme Stalingrad (1964), The Doorbell (1965), La Belle Rosine (1978) ou Miss America (1997), vous trouverez ici une descente de croix de Van der Weyden, là un nu de Modigliani ou Guernica de Picasso, tour à tour confrontés à des images de guerre, de vaisseaux spatiaux de la Nasa ou de superhéros de comics américains. À chaque fois, les manières de traiter picturalement ces télescopages se sont renouvelées. Ici le style est très caricatural, là plus réaliste ; parfois, l’effet visuel sera produit par le contraste entre couleur et grisaille, d’autres fois par le positionnement d’un personnage qui semble sortir du tableau, comme projeté en avant, saisissant le spectateur. Mais ce qui a rendu célèbre le peintre, c’est aussi, bien sûr, sa manière de saturer les compositions jusqu’à l’excès, de faire fourmiller au sein d’un seul tableau une multitude d’images-sources et de détails, d’échelles et de provenances diverses. Les Scapes, série que l’artiste a déclinée depuis les années 1960 en diverses thématiques, en sont un exemple révélateur. Amoncellement de morceaux d’anatomie, de poissons, de nourriture, de voitures, les Foodscape, Fishscape, Inscape, Lovescape, Carscape ou Detailscape procèdent d’un même principe : un all-over figuratif grouillant de motifs et de couleurs qui prolifèrent sur toute la surface du tableau. Pour chaque thème, Erró accumule une somme hallucinante de documents visuels, pouvant nécessiter parfois plusieurs années de collecte. Hormis les Scapes, Erró a aussi réalisé d’impressionnantes compositions autour de situations ou de personnages politiques comme Allende Topino Lebrun, Israël, La Bombe ou Maggy and the Maluinas, autour des années 1980. La prolifération des sources et la manière complexe de les agencer lui permettent d’enrichir, d’ouvrir le sens des œuvres.

Œuvre allégorique

Que veulent donc dire toutes ces images ? Bien sûr, l’art d’Erró est fondamentalement politique et témoigne d’une attention constante portée aux événements du monde. Vietnam, Irak, Chili, Corée, Afrique du Sud. Bien sûr, ses œuvres suggèrent une vision critique. De la cruauté de la guerre, de la folie des pouvoirs totalitaires, des travers de la société de consommation, de la manipulation des masses par l’image et de l’américanisation de nos existences. Bien sûr, son œuvre est allégorique et les représentations de soldats, de monstres maléfiques suggèrent la part obscure qui nous habite. Mais son œuvre ne prétend pas illustrer une idée ; elle ne se limite pas à un sujet, ni ne se soumet à un parti. Jamais aucune ne prétend dire ceci est bien, ceci est mal. Comme le remarque Marie Laborde, il y a une forme de distanciation chez Erró, « une manière malicieuse de dire sans dire, une façon de porter un regard ironique sur toute la réalité, qu’il s’agisse d’un homme politique, d’une femme fatale, d’un héros de bande dessinée ou d’un maître de l’art. Erró a un humour critique rare dans la peinture figurative, c’est important de le souligner. »

Plusieurs degrés de lecture

De par la complexité et la saturation de sa peinture, il est impossible de figer l’œuvre d’Erró dans une seule lecture. Les interprétations restent multiples et ouvertes pour celui qui regarde. Pour Danielle Kravan, il y a chez Erró « une distance critique par rapport au sujet », ses œuvres contiennent « plusieurs degrés de lecture, elles nous interrogent sur la nature de l’image, sur les sens possibles que leur combinaison leur donne ». En cela sa peinture est « déroutante et mystérieuse ». Ainsi, précise-t-elle, « regardez par exemple le tableau Fishscape : il a été fait pendant la guerre du Vietnam. Bien sûr, cette œuvre représente des parachutistes américains. Ils chutent sur un banc de poissons qu’ils vont massacrer. Mais ces poissons peuvent aussi bien être des piranhas. Dans ce cas, la victoire est illusoire car, à la fin, ces soldats se font bouffer. » Les gentils sauveurs ? Les méchants maléfiques ? Les pauvres victimes ? Le bien ? Le mal ? Avec Erró, pas de camp à choisir, pas de jugement de valeur, tout s’imbrique et se retourne comme un gant.

Bio express
 
1932
Naissance en Islande
1957
S’installe définitivement à Paris
1958
Premiers collages dessins à Jaffa (Israël)
1958-59
Traduction en peinture de ses montages
1970
Tour du monde
1989
Don d’œuvres à la Ville de Reykjavík
2010
Rétrospective au Centre Pompidou
2014
Rétrospective au Mac de Lyon
2022
Rétrospective au Musée d’art de Reykjavík
2023
Exposition collective sur la Figuration narrative, Galerie Strouk, à Paris. « Erró. La Belle Rosine » , Le Salon d’art, à Bruxelles
2024
Rétrospective, exposition itinérante qui ouvrira en juin 2024 à Angoulême, au Musée des beaux-arts
À VOIR
« Un doute radical – Nouvelle Figuration »,
exposition collective sur la figuration narrative, Galerie Strouk, 2, avenue Matignon, Paris-8e, du 8 décembre 2023 au 27 janvier 2024, stroukgallery.com
À VOIR
« Erró. La Belle Rosine »,
Le Salon d’art, rue Hôtel-des-Monnaies 81, Saint-Gilles (Belgique), jusqu’au 23 décembre 2023, www.lesalondart.be

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°770 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Erró, un jouisseur malicieux

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