Dans son atelier, ni ordinateur ni mobile. Tout juste un fixe et un fax le relient au monde dont il raconte l’histoire dans les centaines de toiles entassées contre le mur.
Dans le XVe arrondissement de Paris, le passant qui arpente la rue Fondary remarquera peut-être que sur le cadre métallique d’une boîte aux lettres incluse dans un portail en bois peint en vert sont inscrits au feutre noir les deux noms d’Erró et de Guðmundsson. S’il est simple curieux, il s’interrogera sans doute sur l’origine de ceux qui les portent ; s’il est un amateur d’art contemporain averti, il aura tôt fait de repérer qu’il s’agit là du nom d’un seul et même individu : celui de Guðmundur Guðmundsson, alias Erró, figure majeure de la Figuration narrative, né en Islande voilà bientôt 76 ans.
S’il est fan de l’artiste, il tentera tout naturellement de passer la porte pour tenter de voir dans quel cadre vit celui-ci. Passé le hall, il découvrira alors une petite courette tout en longueur, comme en comptent tant et tant d’immeubles parisiens, sans plus de cachet que cela, bordée sur un côté par l’alignement de deux grands espaces. C’est dans le premier, naguère occupé par le critique d’art Bernard Lamarche-Vadel, que s’est tenue en 1981 la fameuse exposition « Finir en beauté » qui a donné le coup d’envoi de la Figuration libre. Sur la porte du second, au fond de la cour à droite, notre passant verra punaisé un petit carton portant le seul nom d’Erró, sans qu’il puisse imaginer une seule minute quel monde étonnant se cache derrière.
Au milieu du capharnaüm évolue la stature monumentale d’Erró
Comme l’indique avec une rare précision la magistrale biographie que Danielle Kvaran vient de consacrer à l’artiste (éditions Hazan), c’est le 28 mai 1980 qu’Erró s’est installé là. Il existe une photo avant travaux qui montre l’espace tout nu, avec charpente en bois et grande verrière. Si Erró l’a tout d’abord aménagé en lieu d’habitation et de travail, il ne s’en sert plus aujourd’hui que comme atelier. Un atelier à l’image de son œuvre, saturé au point que, à première vue, le regard est complètement envahi par la foule des images qu’il découvre : tableaux, affiches, bouquins, revues, etc. Cela apparaît comme un immense capharnaüm au beau milieu duquel la stature monumentale d’Erró évolue, à la recherche ici et là d’une œuvre, d’une photo ou d’un quelconque document, les trouvant aussitôt parce que tout est parfaitement classé, rangé.
Depuis quelque cinquante ans qu’il est arrivé à Paris, la façon qu’a Erró de mettre en images le monde, la société de consommation, la guerre, le sexe, l’actualité politique, les grandes figures du temps, bref, l’Histoire en long, en large et en travers, cette façon-là n’a pas d’égal. Au fil du temps et de ses pérégrinations, l’artiste, qui n’a eu de cesse de collecter tous les illustrés qui soient, d’en découper les images qui l’intéressent et de les stocker dans les tiroirs de grands meubles métalliques, s’est constitué une véritable banque de données. Comics, fanzines, bandes dessinées, revues d’art, journaux spécialisés, livres tant pour les grands que les petits, etc., Erró a tout écumé.
A-t-il besoin de l’image d’un animal ? d’une architecture ? d’un personnage historique ? d’un héros de BD ? ou d’un appareil ménager ? Qu’à cela ne tienne, il n’a qu’à puiser dans le tiroir ad hoc, facilement repérable par la vignette de référence qu’il a collée en façade. Il en sort alors tout un paquet, le pose par terre, fait le tri, en retient quelques-unes, remet les autres à leur place, passe à un autre tiroir, répétant indéfiniment les mêmes gestes.
Une organisation implacable au service d’une œuvre multiple
Quand il a trouvé enfin ce qu’il cherchait, il s’installe à sa table de travail et dispose devant lui, sur une grande feuille de papier noir, les images qu’il a retenues. Le travail de création commence. Erró les tourne et retourne dans ses mains, les scrute d’un regard interrogatif, s’amuse à en juxtaposer deux ou trois pour voir l’effet produit en vue de composer un collage. Sitôt que son regard s’illumine, c’est qu’il a trouvé une solution. Le collage exécuté, Erró s’en sert de modèle pour la peinture, reprenant plus ou moins fidèlement le dessin de celui-ci à l’aide d’un épiscope.
Des peintures, Erró en a tant fait qu’il se refuse catégoriquement à les compter. Il dit même travailler en série de sorte à avoir une appréhension fragmentée de son œuvre. Par paquets. De cette multitude, l’atelier est un vivant témoignage. Si tout y est rangé, tout y est toutefois pêle-mêle : ici, un lot de peintures sur le thème des « Petits-enfants de Mao » (2006) qui, s’étant fait bouffer par l’American way of life, avalent des hamburgers, arborent t-shirts et Nike et se découvrent adeptes de Easy Rider ; là, un imposant portrait de Pierre Boulez, du meilleur réalisme, sur fond d’une œuvre de Klee – Le petit gris qui sort de la nuit –, une peinture de commande non aboutie pour la Grande Bibliothèque ; là encore, des rangées de tableaux soigneusement emballés dans des plastiques qui reviennent d’une exposition et sont en partance pour une autre.
Il y a une économie Erró tout à fait incroyable, et l’artiste, qui n’est aidé d’aucun assistant, est d’une organisation implacable. Proposez-lui de faire une exposition. Accepte-t-il ? Il a tout de suite une idée et le surlendemain vous recevez chez vous un listing complet des œuvres qu’il se propose d’exposer. Pas par mail, mais par la poste. Erró ne veut pas entendre parler d’ordinateur et il se paie le luxe de ne pas avoir de téléphone portable. Un seul numéro fixe et fax, cela suffit bien. « Ma liberté est à ce prix », dit-il, et pour lui la liberté, c’est fondamental. De même que la justice. C’est pourquoi il se bat dans ses œuvres depuis tant et tant d’années pour défendre l’une et l’autre.
Les pin up, les gonzesses, les meufs mais aussi la politique
Difficile de ne pas s’en apercevoir dès les premiers moments de la découverte de l’atelier. Il y a partout des images et des mots qui renvoient à une idée engagée. Cette affiche, par exemple, d’un dit « Tableau antifasciste collectif », fait à douze mains en 1960 par Enrico Baj, Roberto Crippa, Gianni Dova, Jean-Jacques Lebel, Antonio Recalcati et lui-même ; elle est à l’image d’un monumental tableau que ces trois derniers – les seuls survivants – ont décidé récemment de donner au musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Difficile d’y échapper encore si vos yeux tombent sur l’impression numérique en noir et blanc d’un tableau intitulé God Bless Bagdad, présentée lors d’une rétrospective de son travail à La Havane en 2004 et qui n’est autre que la reproduction réduite aux deux tiers d’une peinture de 3 par 5 mètres. Une façon qui permet à l’artiste de faire circuler son travail, sinon plus aisément, du moins plus économiquement, puisque ces impressions numériques n’appellent aucune valeur d’assurance et qu’elles sont si bien faites qu’une fois sur deux on les prend pour des peintures originales !
Mais le monde d’Erró, c’est aussi celui des pin up, des gonzesses et des meufs, toutes époques confondues, comme en témoigne cette série de peintures émaillées qui sont simplement posées contre le mur sur les grands meubles à tiroirs et dont Erró frappe du bout d’une règle la surface pour faire entendre le son métallique. Le monde d’Erró, c’est enfin des tas de boîtes en carton avec toutes sortes de livres qu’il se fait un plaisir de distribuer à ses visiteurs – c’est un boulimique de l’édition –, de dossiers en cours – il n’arrête pas de faire exposition sur exposition – et de maquettes de projets monumentaux.
Ces derniers temps, Erró était très préoccupé. En 2004, il a réalisé à Lisbonne pour le Parque das Naçoes (« Parc des Nations ») une énorme frise en céramique de près de 12 mètres de haut sur 60 de long en hommage à la bande dessinée américaine. Le voilà maintenant inquiet de savoir s’il ne risque pas que Walt Disney and Co lui tombent sur le paletot pour utilisation abusive d’images. Il est comme ça Erró, il ne peut s’empêcher de faire partager ses états d’âme à ceux qui le visitent. Un homme enjoué, simple et chaleureux, dont l’œuvre ne nous fait pas seulement rêver, mais témoigne de son temps avec une redoutable efficacité.
1932 Naissance à Olafsvik (Islande). 1949 Admis à l’école des beaux-arts de Reykjavik. 1952 Se rend en Norvège et étudie à l’académie d’Oslo. 1958 À Paris, il rencontre les peintres de la future Figuration narrative. 1985 Rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. 1999 Rétrospective au Jeu de Paume. 2008 Erró est présent à l’exposition « La Figuration narrative » au Grand Palais (lire L’œil n° 602).
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Erró grand dévoreur d’images
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°603 du 1 juin 2008, avec le titre suivant : Erró grand dévoreur d’images