Paroles d’artiste

John Baldessari « Entretenir une incertitude »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 24 avril 2012 - 799 mots

Toujours inventif, John Baldessari donne avec sa série Double Bill (2012) une nouvelle leçon de composition d’une image. À voir à la galerie Marian Goodman, à Paris.

Frédéric Bonnet : En regardant vos nouveaux tableaux, on perçoit comme un jeu avec une énigme et des indices. Souhaitiez-vous défier le regardeur et jouer avec lui ?
John Baldessari : Vous en faites une très bonne lecture. Il s’agit de la troisième génération d’une idée que j’ai initiée en juin 2011 lors d’une exposition à la galerie Mai 36, à Zürich. Pour cette série Double Vision, je prenais un fragment d’une peinture d’un artiste connu et le manipulais jusqu’à laisser entendre que ce n’était peut-être pas cet artiste, tout en lui donnant un autre nom. J’ai par exemple utilisé un morceau d’un dripping noir et blanc de Jackson Pollock que j’ai passé en jaune et bleu, tout en attribuant l’image à Matisse. J’essayais donc de créer une confusion chez le spectateur afin de tenter de lui éviter de sauter si facilement d’une chose à une autre ; c’était probablement aussi un commentaire sur les gens qui collectionnent des noms plutôt que de l’art ! Une seconde version a été montrée à Berlin, à la galerie Sprüth Magers, avec la série Double Feature (2011). Il s’agissait du même jeu : de prendre des fragments de peintures et de les associer en ajoutant des titres de films d’horreur, en essayant d’atteindre ce type de connexions qui n’en sont pas ; l’esprit humain fonctionne de telle manière que vous mettez deux choses ensemble et ce genre de liens apparaît. Ici avec cette troisième série, Double Bill, j’amène deux artistes en essayant d’en faire un nouveau tout en donnant le nom de l’un d’eux. Vous pouvez lire l’image et tenter de saisir le nom de l’autre… Mais vous n’êtes pas obligé de jouer !

F.B. : Ces artistes sont tous très célèbres. On peut reconnaître De Kooning, Dubuffet, Morris Louis, Balla, Manet… Comment les avez-vous choisis ?
J.B. : D’une part, je ne voulais pas complètement perdre mon public ; et le faire avec des artistes plus jeunes aurait probablement rendu la chose plus obscure. Et puis comme je l’ai dit, il y a aussi ce public de collectionneurs qui achètent des noms, et je voulais garder cette idée active. D’autre part, j’admire tous ces artistes, à l’exception peut-être de Morris Louis qui est moins ma tasse de thé, mais j’essaye de faire quelque chose de drôle avec lui, et je crois que Picabia à qui je l’associe en aurait été heureux.

F.B. : La manipulation est manifestement une idée clé dans tout votre travail. Est-elle pour vous un outil permettant d’ouvrir de nouvelles lectures ?
J.B. : Je suis fasciné par la signification des choses et par la manière dont cela peut être manipulé, et donc par l’idée d’entretenir une incertitude. Au-delà de la question « pourquoi les choses signifient ce qu’elles sont ? », ce qui me passionne, c’est comment faire en sorte que quelque chose signifie finalement autre chose, juste parce que vous le manipulez. Vous savez, je connais assez bien le structuralisme français !

F.B. : Dans cette optique, l’un de vos buts est-il d’essayer de défier l’idée de la manière dont la signification émerge dans une image ?
J.B. : Je crois, oui. Et je pense aussi que j’essaye de défier les suppositions rapides, du genre « je connais ci et je connais ça ».

F.B. : Visuellement, avec notamment l’association de l’image et du texte, ces travaux rappellent votre série des Commissioned Paintings de 1969, commandée à des peintres à partir de vos photos et dont les noms étaient mentionnés...
J.B. : Il est vrai que pour ces tableaux je n’avais strictement rien fait, hormis la préparation de la toile. J’étais un réalisateur peut-être, un instigateur.

F.B. : Pouvons-nous lire ces nouveaux travaux comme une sorte de fin de cycle que vous aviez commencé en mentionnant le nom d’un artiste qui a exécuté la peinture, et continué ici en nommant un artiste qui ne l’a pas réalisée puisque vous êtes le peintre ?
J.B. : Je n’y avais pas pensé, mais je crois que c’est très juste. Les artistes ont parfois la même idée et y retournent en prenant des directions différentes. Vous croyez en avoir fini, pourtant vous y revenez par une autre voie et puis une autre. J’ai étudié la philosophie et la littérature, et je me souviens qu’un de mes professeurs de philosophie devenait dingue quand je lui demandais : « Qu’est-ce que l’ordre et qu’est-ce que le chaos ? » Il répondait de manière très sage : « Pensez seulement que le chaos est une autre sorte d’ordre ! »

JOHN BALDESSARI. DOUBLE BILL

Jusqu’au 12 mai, Galerie Marian Goodman, 79, rue du Temple, 75003 Paris, tél. 01 48 04 70 52, www.mariangoodman.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-19h

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°368 du 27 avril 2012, avec le titre suivant : John Baldessari « Entretenir une incertitude »

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