Héritier de Duchamp et Warhol, Jeff Koons greffe ses œuvres baroques au château de Versailles. Portrait d’une icône et d’un syndrome de l’art actuel.
Jeff Koons est l’artiste qu’on adorerait détester. Son éternel sourire « Colgate » vissé sur un visage de poupon américain pourrait irriter. L’angélisme œcuménique de certains de ses propos fait hérisser le poil, autant que ses icônes propres ou jouets surdimensionnés pour collectionneurs gâtés. Ses principes d’agrandissement, le passage du mou au dur, du mat au réfléchissant, n’ont a priori rien de révolutionnaire. Son refus de critiquer le monde superficiel qu’il dépeint ne manque pas de déranger. Autre grincement de dents ? Le tapis rouge que lui a déroulé le domaine de Versailles avec « lever du Roi » sur une plateforme de chantier devant les flashs des photographes, ou balade dans les salons avec une traîne de journalistes invités à faire la claque pour un documentaire en son honneur… Mais voilà, le voudrait-on qu’il serait difficile de le honnir. Encore moins de balayer du revers de la main un travail traversé de féerie un peu niaise mais sous-tendu aussi de désir et d’ombre. « Dans son côté lisse, simple, son œuvre échappe à l’interprétation unique, indique Laurent Le Bon, commissaire de l’exposition à Versailles. On fantasme beaucoup sur lui, mais il est très clair et précis. »
Koons offre d’emblée l’image positive d’un artiste bien élevé et courtois. Un artiste encouragé par ses parents, « responsable », au point de financer un temps ses productions en devenant courtier à la bourse. Le jeune homme avait déjà prouvé sa débrouillardise en travaillant pour la Société des Amis du Museum of Modern Art (MoMA) à New York, dont il dopa singulièrement les contributions en trois ans. Son sens des affaires ne l’exempte pas d’une certaine créativité, voire, au début, d’une vraie subversion. « Koons est l’un des rares créateurs des années 1980 à avoir un projet original et sincère, ce qui le distingue d’un Damien Hirst ou d’un Richard Prince, observe Gunnar B. Kvaran, directeur du Musée Astrup Fearnley à Oslo. Avec la série Banality, il a inventé une esthétique de la classe moyenne. Il a senti le moment où la classe moyenne allait prendre le dessus et dominer le monde économique et visuel. » Le méga-collectionneur américain Peter Brant ne dit pas autre chose : « Jeff a créé une nouvelle esthétique, un peu comme le Magicien d’Oz et Disney. » Combinant l’idée du ready-made à la rhétorique minimaliste, Koons donne du galon aux aspirateurs, symboles utilitaires de l’American way of life, en les plaçant dans des vitrines. Il agit de même dans la série Equilibrium, en enfermant des ballons de basket dans des aquariums. L’équilibre devient la métaphore du consensus social dont le sport serait l’incarnation. Mais très vite, l’excès et le kitsch l’emportent avec Pink Panther et Michael Jackson and Bubbles. Excès aussi dans l’emprunt à la pornographie avec le volet Made in Heaven, mettant en scène dans un climat rococo ses ébats avec son épouse d’alors, la Cicciolina. Une façon de mélanger l’art et la vie à la manière d’un Warhol. En ce sens, Koons peut facilement basculer de l’obscénité à un univers enfantin. La série Celebration fut ainsi entamée après son divorce avec la Cicciolina en 1994. Celle-ci retourna alors en Italie avec leur fils, générant dans son sillage un retentissant procès de quatorze ans.
Les matériaux réfléchissants des Celebration en disent long sur le rapport que l’artiste veut instaurer avec le spectateur. Frontales, immédiates, ces sculptures ne stimulent pas vraiment les neurones. Le regard bute sur l’acier poli, ne le pénètre pas, et au contraire rebondit vers soi-même. À écouter l’artiste, ses œuvres posséderaient une voix interne que l’intuition de chacun permet de déceler. « Jeff pense que ses œuvres doivent aider les gens à s’accepter, il travaille sur la tolérance. Il ne veut pas plaire à tout va, mais ne veut pas choquer non plus », précise son galeriste parisien Jérôme de Noirmont. Pour le commissaire d’exposition Francesco Bonami, « c’est comme lorsque vous allez chez le fleuriste et vous vous dites : “ouah, c’est magnifique”. Ce sont des jouets, les gens comprennent vite, ne se sentent pas menacés. C’est direct, un peu comme la religion. » Même s’il laisse les interprétations ouvertes, Koons est un commentateur précis et rôdé de son travail. Ainsi de Split Rocker, grande sculpture feuillue moitié poney moitié dinosaure, propriété de François Pinault, il déclare : « J’ai toujours été intéressé par le personnage de Louis XIV et Split Rocker vient d’un fantasme le concernant. C’est une œuvre sur le pouvoir, les 90 000 plantes créent des effets de pollinisation, certaines plantes voudraient dominer. C’est sur le contrôle et l’abandon du contrôle. » Ses dernières créations portent surtout l’empreinte du baroque. « Le baroque permet de rassembler les polarités, il a un rapport fort à l’éternité, au biologique », déclare-t-il. La lisière avec le décoratif n’est-elle pas poreuse ? « Mon père était un décorateur d’intérieur, rétorque l’artiste sans se démonter. J’ai appris avec lui comment les couleurs et les textures peuvent vous rendre différents. » Reste à voir comment certaines sculptures, comme le cœur Magenta ou Balloon dog s’intégreront dans le contexte déjà opulent de Versailles. « Les œuvres vont apparaître soit comme un anti-décor, soit comme un bibelot de plus », admet Laurent Le Bon.
Artiste emblématique
Éclipsé au début des années 1980 par la vague de la bad painting, Koons est devenu ces cinq dernières années l’emblème de son époque. Un succès prévisible ? « Pour nous, il était clair que Jeff avait une vue unique et très personnelle du monde, mais à mesure que son travail progressait, nous avons vu sa vision s’agrandir », confie Antonio Homem, directeur de la galerie Sonnabend à New York. Comme toute sécrétion de son temps, Koons ne manque pas de s’attirer les foudres des critiques. Ne serait-il pas finalement le Meissonier du XXIe siècle, l’artiste pompier, le faiseur par excellence ? « Comme Koons aime à le souligner, quelqu’un dans chaque génération doit être l’exemple criant de ce qui ne va pas dans l’art contemporain, avait confié le conservateur du MOCA de Los Angeles, Paul Schimmel, au magazine ARTnews. C’est un sale boulot, mais Koons, avec la détermination d’un missile, accepte cette tâche. » Un rôle qu’il endosse sans arrogance et avec même une certaine aisance. « S’il n’était pas artiste, il serait le gourou d’une secte, mais pas de celles qui pousseraient au suicide. Jeff n’est pas cynique, il est fanatique de son art, optimiste, remarque Francesco Bonami. Il ne réfléchit pas en termes de communication. Il ne se demande pas, comme Maurizio Cattelan, comment une œuvre va rendre sur une page de magazine, comment elle sera médiatisée, si cela peut devenir un objet puissant et désirable et le rendre plus visible. »
Œuvres trophées
Il n’empêche, ses sculptures sont devenues des trophées chic pour milliardaires. Même si son marché ne fut pas toujours florissant, il est difficile aujourd’hui d’évoquer Koons sans mentionner ses prix délirants comme les 23,5 millions de dollars déboursés pour le cœur Magenta. « N’importe quel art peut se transformer en commodité pour riches. Ce serait un contresens que de juger de son travail en fonction de qui l’achète », défend Antonio Homem. « Ses principaux soutiens, comme Dakis Joannou, Benedikt Taschen ou Eli Broad l’ont acheté dès les années 1980. Ce ne sont pas des spéculateurs qui auraient acquis ces cinq dernières années pour faire du profit », renchérit le galeriste berlinois Max Hetzler. Koons lui-même n’est guère enclin à doper sa production pour engranger plus de bénéfices. « Il ne va pas puiser indéfiniment dans ses réserves et reproduire une nouvelle version de Michael Jackson, souligne Gunnar B. Kvaran. Le marché de l’art est aussi lié à des questions de singularité. On ne va pas se réveiller et voir qu’il existe 5 000 dot paintings comme pour Hirst. Koons n’est pas dans cette logique. » Dès le début, l’artiste a privilégié des matériaux coûteux, comme la porcelaine, le bronze ou l’acier inoxydable. Son perfectionnisme sourcilleux a bien souvent failli le mettre sur la paille tout en donnant des sueurs froides à ses marchands. « Nous n’avions pas idée de combien les œuvres seraient difficiles à fabriquer et qu’on allait mettre des années à trouver les meilleurs fabricants », rappelle Max Hetzler. Avec d’autres marchands et collectionneurs, ce dernier avait investi en 1994 dans la série Celebration qu’il mit près de dix ans à achever. Alors qu’Eli Broad avait payé sa dîme pour Cat on a Clothesline et Balloon dog en 1996, il ne fut livré que cinq ans plus tard. Mais quand les Américains aiment, ils ne comptent pas…
1955 Naissance à York (Pennsylvanie)
1980 New Hoover Convertible
1986 Rabbit
1988 Michael Jackson and Bubbles
2008 Exposition au Château de Versailles (10 septembre-14 décembre)
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Jeff Koons - Artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°286 du 5 septembre 2008, avec le titre suivant : Jeff Koons - Artiste