Paroles d'artiste

Jean Dupuy : « Je m’amuse beaucoup avec moi-même »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 31 janvier 2012 - 767 mots

Frédéric Bonnet : Par le biais de la contribution du spectateur, il y a dans nombre de vos œuvres une dimension de l’expérience qui semble être alliée à une dimension expérimentale, dans le sens de la recherche, de l’invention de systèmes, du détournement de machines, comme par exemple ces deux télescopes 180 degrés (1972) et 90 degrés (1972) à travers lesquels on voit respectivement son œil et son pied...
Jean Dupuy : Tout ce qui est arrivé dans ma carrière a été le fait du hasard qui fait bien les choses. C’est la même chose avec Cone Pyramid (Heart beats dust) (1968) [des pigments rouges s’élèvent dans une boîte à la faveur des battements de cœur du regardeur transmis par un stéthoscope]. J’étais supposé devenir médecin et reprendre le cabinet de mon grand-père, en Auvergne. Là-bas je jouais avec un stéthoscope, et quarante ans plus tard me voilà à manipuler un stéthoscope électronique. Ce qui m’intéresse c’est de rendre visible quelque chose qui ne l’est pas, ou de le faire entendre alors qu’on ne l’entend pas… en me disant souvent « il y a d’autres choses à découvrir ». J’ai trouvé des choses comme ça. D’un point de vue optique, j’ai fait beaucoup de recherches car à ce moment-là étant dans une grande galerie, Ileana Sonnabend, j’avais tous les moyens qu’il fallait. Il s’agissait pour moi de faire face à l’invisible, comme par exemple avec des pièces montrant des fils électriques à travers des lentilles, l’électricité passant dans le cuivre sorti des gaines. Je disais « vous regardez dans les lentilles, vous appuyez sur on et vous êtes face à l’invisible, puis sur off et l’invisible disparaît ». Ce sont de petites idioties comme ça, qui se sont multipliées autour de toutes ces années qu’on appelle « art et technologie ». Le constat, c’est peut-être que je m’amuse beaucoup avec moi-même en fait. C’est toujours le cas et cela justifie le fait que je sois encore artiste à mon âge.

F. B. : Pourquoi chacune de vos installations est-elle accompagnée d’un de ces fameux textes en forme d’anagrammes ?
J. D. : Ça, c’est une grande question ! Un jour où je ne faisais rien à ma table, à New York, je vois un crayon où était inscrit « American Venus Unique Red ». J’ai commencé le matin à essayer de faire une anagramme, c’était la première fois. L’après-midi passe, je n’avais toujours pas trouvé, il y avait toujours une lettre en trop. Puis j’ai taillé un mot et finalement trouvé  très vite après « univers ardu en mécanique ». Cela m’a vraiment intéressé : comment, avec les mêmes lettres, pouvez-vous faire des phrases totalement différentes qui n’ont rien à voir les unes avec les autres ? J’ai retenu ça et quelques années après je me suis mis à faire des anagrammes, à raconter une petite histoire qui m’était arrivée. Ça a pris trois mois pour trois cents lettres, de la folie totale. Je me suis dit « trois mois… je ne peux pas faire quatre toiles par an, comment vais-je faire ? ». Finalement j’ai commencé à inventer un système pour aller plus vite, et suis passé par quatre ou cinq systèmes différents ; jusqu’à aujourd’hui où je n’ai aucun problème à résoudre les équations des lettres. Cela m’oblige à savoir écrire, soit à dire l’essentiel. L’art est très compliqué, je pensais donc faire des descriptions, mais maintenant j’ai simplifié et une partie de ce qui m’intéresse le plus est d’aller au plus simple. Je fais donc désormais de petits alignements de lettres qui sont de moins en moins descriptifs, car on voit les choses mais on ne peut pas les expliquer.

F. B. : Vous évoquez les descriptions accompagnant les œuvres, mais quand vous créez une anagramme y a-t-il également un aspect fictionnel de l’écriture qui est à l’œuvre également, ou bien cela ne vous intéresse pas ?
J. D. : Ce qui m’intéresse, c’est le fait que lorsque je fais l’équation, un mot arrive, quelques lettres forment un mot, et ça me donne une autre ouverture. C’est ça la surprise, ce  qui arrive dans la contrainte. C’est que cette contrainte me donne une pluie de détails qui vont ailleurs, où je ne pourrais pas moi, avec mon imagination, penser une chose comme ça. C’est donc ça, toujours la surprise, je suis toujours ébahi et surpris et je passe des journées comme ça. Je passe donc de bonnes journées !

JEAN DUPUY. QUATRE MILLIONS TROIS CENT VINGT MILLE SECONDES

Jusqu’au 10 mars, Galerie Loevenbruck, 6, rue Jacques Callot, 75006 Paris, tél. 01 53 10 85 68, www.loevenbruck.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-19h

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°362 du 3 février 2012, avec le titre suivant : Jean Dupuy : « Je m’amuse beaucoup avec moi-même »

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