Figure essentielle du Nouveau Réalisme, Villeglé a constitué une œuvre inédite en dépouillant les murs de leurs affiches et en les transformant en tableaux.
Il vous donne rendez-vous à son « secrétariat ». Il vous invite à voir son « studio de photos ». Il vous emmène dans sa « réserve ». Il vous fait découvrir son dernier « lieu de travail ». Jacques Villeglé ne parle jamais d’« atelier ». Curieux pour quelqu’un qui a gratté au tout début de sa carrière comme dessinateur pour architectes, même s’il est vrai qu’il a très vite opté pour conduire des chantiers. C’est que pour Villeglé, son atelier, c’est la ville, c’est la rue. C’est là son territoire de prédilection. Là où il trouve matière à faire son art. Les affiches lacérées anonymes, les signes socio-politiques, c’est dans la ville, dans la rue qu’il les récupère. Il les glane au cours d’interminables promenades tant il a fait de la déambulation et de la flânerie des vecteurs de création artistique.
Depuis tant d’années qu’il s’est installé dans cette petite rue du quartier du Marais, au cœur même de Paris, Villeglé n’a cessé d’agrandir les locaux de son « secrétariat ». Aujourd’hui composé d’un véritable labyrinthe de pièces de plusieurs petits appartements qu’il a acquis au fil du temps, celui-ci présente tous les aspects d’une caverne d’Ali Baba, encombrée ici et là d’affiches, de dossiers, de livres, de catalogues, d’images et d’objets de toute sorte. On y joue au passe-muraille, on y descend et on y grimpe des échelles comme dans une gravure de Piranèse, tout étant resté dans son jus originel, à quelques aménagements près bricolés très simplement.
Dans la pièce où il reçoit et qui est le noyau dur de son organisation, Villeglé est assis sur un fauteuil à roulettes de style administratif, entouré d’un incroyable bazar dont on pourrait penser qu’il est désordre, mais pas du tout en réalité et ce, surtout grâce à sa fille Valérie. Depuis près de vingt ans, elle est sa plus fidèle collaboratrice. D’une rare efficacité à vous concocter un dossier en un rien de temps, elle est le plus souvent rivée au clavier d’un ordinateur dans lequel elle a tout stocké, scanné, décrit, référencé de la production et de l’activité de l’artiste. Chaque jour, quand ils se retrouvent au secrétariat, c’est elle qui rappelle à Villeglé son programme, elle qui prend ses rendez-vous, elle qui s’occupe de la gestion de ses œuvres, elle qui fait sa comptabilité, etc.
Les vingt-six lettres de son alphabet socio-politique
Simple costume gris clair, chemise ouverte, pull-over de laine, petit foulard rouge noué autour du cou, le chapeau sur la tête, Villeglé, lui, va et vient, passe d’une pièce à l’autre, répond à un coup de fil, s’attarde sur le travail d’une sérigraphie en cours, circule au milieu des tas d’affiches empilées, en rassemble plusieurs en vue d’une exposition, les fait descendre dans le studio de photos… Bref, il n’arrête pas. À 82 ans sonnés, Villeglé déborde d’activité et d’invention. Son exposition au Centre Pompidou, dont la façade affiche une immense bâche à son nom, en est une magistrale démonstration.
D’un petit coup d’épaule sec, Jacques Villeglé pousse le lourd portail de l’immeuble où il dispose depuis peu de nouveaux quartiers, à deux pas de son secrétariat. D’un pas alerte, il se dirige tout droit vers la porte laquée rouge qui lui fait face et l’ouvre. Il branche la lumière, accroche son chapeau sur la poignée d’un radiateur et pose sa veste sur une étagère.
Il enfile une vieille chemise sur son pull bleu, en retrousse les manches le temps de passer une paire de gants plastique puis les rabat de sorte à bien couvrir ses mains. N’allez pas penser que Jacques Villeglé se prépare à procéder au marouflage de l’une de ces affiches lacérées anonymes qui l’ont rendu célèbre. Non, pas du tout. Ça, c’est fini. Définitivement. Villeglé ne fait plus d’affiches.
Voilà quelques années, l’artiste, trop fatigué pour décoller lui-même les panneaux d’affiches des murs de la ville et obligé de recourir à des assistants, estima à juste titre qu’il risquait ne plus avoir la même envie, ni la même autorité au travail. Il choisit donc de mettre un point final à la constitution de son œuvre, sans pour autant s’arrêter de faire quelque chose. Il décida alors de s’adonner à temps plein à ce travail sur les signes socio-politiques qu’il avait entamé en 1969 et c’est à cet exercice-là qu’il s’apprête maintenant. « Je vais vous faire un abécédaire de mes signes socio-politiques pour que vous voyiez ce qu’ils sont. » Et Villeglé d’accrocher au mur une feuille de papier format jésus, d’installer à portée de sa main une boîte de pastels, un scalpel pour les tailler, un sac poubelle pour y jeter les chutes et le voilà en train de tracer d’une main experte l’une après l’autre les vingt-six lettres de l’alphabet. De son alphabet. Pas toujours faciles à repérer mais les explications ne manquent pas.
L’artiste n’est jamais avare de commentaires. D’ailleurs, il est très volubile, possède une culture incroyable doublée d’une mémoire qui frise le phénoménal. Avec une étonnante précision, il vous relate dans le détail la soirée de vernissage de la première exposition personnelle de Raymond Hains, le 30 juin 1948, au premier étage de la galerie Colette Allendy.
Normal, pensera-t-on : ils étaient copains comme cochons. Tous deux originaires de Bretagne et nés la même année, ils s’étaient rencontrés fin janvier 1945 à l’école des beaux-arts de Rennes, alors évidemment, soixante ans d’amitié, ça crée des liens ! Au souvenir de l’ami, si Villeglé n’est pas prompt à vouloir s’attendrir, ce n’est pas qu’il soit incapable de ressenti mais il est d’une grande pudeur et les rémanences ne sont pas son fait. En revanche, il raconte toujours avec plaisir les moments épiques passés avec son vieux copain et la sorte de rivalité complice qui les opposait parfois.
À 17 ans, Villeglé a le choc de Mirò et de son assassinat de la peinture
Né à Quimper, Jacques Mahé de la Villeglé – dit Jacques Villeglé – est le sixième enfant d’une famille d’ascendance aristocratique qui en compte neuf. Un père caissier à la Banque de France, une mère au foyer, Villeglé a vécu comme un choc la découverte qu’il fit à 17 ans d’une reproduction en noir et blanc d’une œuvre de Mirò. Celle-ci figurait dans la seule anthologie sur la peinture en France qui existait alors, signée Raynal, et elle était accompagnée de la déclaration suivante du peintre : « Je veux assassiner la peinture. »
Quoiqu’il se soit toujours réclamé du statut de « non-peintre », il n’en considère pas moins que son œuvre est une conversation avec la peinture, fier d’avoir réussi à constituer une œuvre comme il n’en avait jamais existé auparavant. Villeglé peut en effet se vanter – mais ce n’est pas dans son caractère – d’avoir créé une nouvelle forme de beauté. D’avoir pris conscience de la richesse plastique d’un matériau dont il a pressenti très tôt qu’il y avait là matière à en faire œuvre.
Encore fallait-il y croire. Encore fallait-il s’y tenir. Et c’est bien ce qu’il a fait. Par-delà toutes les critiques et les accusations dont il n’a pas manqué d’être l’objet. Parce qu’il est d’un caractère affirmé, Villeglé s’est enferré dans son intuition première et il n’en a pas démordu. Attentif à la ville, à ses rides et à ses plis comme à ses aplats lisses et colorés, il l’a révélée sous tous ses angles, rien ne lui échappant des soubresauts de son actualité, de ses mouvements d’humeur, des entrées et des sorties de ses acteurs.
Dans les vastes salles du Centre Pompidou, Jacques Villeglé continue son éternelle promenade. Son chapeau à la main, il regarde d’un air ravi tous les témoins de cette histoire qu’il a écrite au fil du temps. Ses affiches portent dans la lacération même de leur chair le souvenir erratique des mains qui ont tenté de les saisir. Rien n’exprime mieux que ces déchirures, violentes et hargneuses ici, aveugles et douces là, la relation passionnelle du piéton à sa ville. Pour s’être toujours interdit de ne jamais y toucher mais avoir choisi de se les approprier telles quelles, les affiches de Villeglé sont comme une simple peau, l’épiderme du corps urbain.
1926
Naissance à Quimper.
1945
Rencontre Raymond Hains à Rennes.
1947
Entre à l’école des beaux-arts de Nantes, section architecture.
1949
S’installe à Paris.
1954
Rencontre Klein.
1960
Pierre Restany rédige le manifeste du Nouveau Réalisme.
1969
Il entreprend l’invention du graphisme socio-politique.
Années 1980
Entame une série de rétrospectives dans le monde entier.
2008
Deux rétrospectives en France : à Epinal et à Beaubourg (jusqu’au 5 janvier 2009).
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Jacques Villeglé, roi dans sa « ville-atelier »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°607 du 1 novembre 2008, avec le titre suivant : Jacques Villeglé