Depuis les années 1960, le collectionneur belge Herman Daled n’a cessé d’aider les artistes. Portrait d’un éclaireur discret.
Une visite de l’hôtel Wolfers où réside Herman Daled est saisissante. Car le collectionneur bruxellois a gardé dans son jus cette demeure construite en 1930 par Henry Van de Velde où il vit depuis 1977. Les murs sont quasi lépreux, les peintures s’écaillent, la moquette est défraîchie. La philosophie du maître des lieux pointe dans une citation de l’architecte Louis Kahn scotchée sur un mur du salon : « Quand le temps passe, et que cela [le bâtiment] devient une ruine, l’esprit de sa création ressurgit. » Quand la fonctionnalité s’évanouit, l’idée maîtresse de l’architecte renaît. L’intéressé ajoute en souriant : « J’aime les vieilles dames avec des rides et des cheveux gris. » Secret, discret, presque distant, Herman Daled n’a rien d’un passéiste portant ses faits d’arme en bandoulière. Bien qu’il ait joué un rôle fondamental dans l’éclosion et la diffusion de l’art conceptuel et minimal, il n’a jamais essayé d’en tirer une gloire personnelle. Pendant longtemps, il a même refusé de montrer sa collection, visible jusqu’au 25 juillet à la Haus der Kunst, à Munich. « Je ne me suis pas senti investi d’une mission céleste de glorifier l’art et les artistes. Ma priorité, dans ma vie, était professionnelle », insiste-t-il. Pourtant, il fut plus acteur que spectateur de l’aventure artistique dessinée à la fin des années 1960 et dans les années 1970. « Herman fait partie de ces collectionneurs qui travaillaient beaucoup pour gagner leur vie, mais qui prenaient aussi le temps non seulement d’acheter, mais de s’informer sur ce qu’ils achetaient, constate l’artiste Daniel Buren. C’est déjà tellement difficile de suivre ce qui se passe quand on est immergé en permanence. Mais lui l’a fait toute sa vie. »
Nicole Daled a joué un rôle essentiel
Daled a baigné dans l’art dès son enfance. Son grand-père s’occupait du musée communal de Bruges où l’enfant s’est très vite imprégné des trésors des primitifs flamands. Son père achètera pour sa part des peintres expressionnistes locaux et soutiendra plusieurs artistes. Suite au divorce de ses parents, le jeune homme accompagne sa mère à Bruxelles, devient médecin radiologue et travaille avec le professeur Albert Claude. Ce scientifique passionné de musique sérielle lui ouvrira de nouveaux horizons. « J’ai abordé l’art avec un esprit plus scientifique que plastique, presque comme une enquête. C’est comme cela que j’ai rejeté les critères traditionnels d’appréciation de l’œuvre d’art, la notion de beauté et l’émotion qu’elle est supposée générer », explique Daled. Autre rencontre cardinale, celle de l’artiste Marcel Broodthaers qu’il découvre en 1966 lors d’une exposition à la galerie Cogeime (Bruxelles). Il achètera tout de suite sa Robe de Maria. « Cette œuvre était à l’opposé des vaches sacrées peintes, taillées dans le marbre ou coulées en bronze qu’on rêvait alors de détruire, poursuit-il. Maintenant elle est devenue belle. Tout devient beau, c’est ça le malheur… »
Jonglant avec le verbe, le son et l’image, Broodthaers élargira le spectre du collectionneur. Du collectionneur et de sa première femme, Nicole, faut-il ajouter. Car sa compagne d’alors a accepté sans ciller que l’essentiel de leurs revenus passe dans l’achat d’œuvres d’art. Daled lui rend hommage en l’associant à l’exposition munichoise. « Nicole était le pivot, la permanence et la présence, confirme le collectionneur parisien Jean-Philippe Billarant. Elle était là, disponible. Elle acceptait les contraintes d’une hospitalité presque excessive avec patience et générosité. » Car, chez les Daled, les artistes avaient table ouverte. « C’était du vécu en temps réel. Ils établissaient des relations de confiance et soutenaient les artistes avec des intuitions de pionnier », remarque le spécialiste de l’art conceptuel Ghislain Mollet-Viéville. Leur proximité avec les créateurs les a également conduits à se plier à leurs règles. Ils ont ainsi assuré la diffusion du contrat établi par Seth Siegelaub pour la préservation des droits de l’artiste sur toute œuvre cédée. Ils ont même accepté un règlement prescrit en 1970 par Daniel Buren : n’acheter sur une année que les œuvres de l’artiste français. Avec une seule entorse en faveur de Broodthaers, que Daled soutenait indéfectiblement. « J’avais touché l’obsession du collectionneur. Trois jours après la fin de cette clause, Herman s’est précipité dans les expositions et a acheté un accrochage entier de Lawrence Weiner. Comme si, pendant un an, je l’avais affamé et qu’il tombait sur la nourriture », se remémore Daniel Buren.
Une collecte d’œuvres
Pourtant l’homme n’a rien d’un boulimique en quête de reliques. À celui de collection, il préfère le terme de « collecte ». En cela, il se distingue d’un Anton Herbert, lequel cherche avant tout le « chef-d’œuvre ». « Je n’ai jamais recherché d’œuvres ; j’ai toujours acheté ce que j’ai trouvé, indique Daled. Un collectionneur a une ligne de conduite. J’ai eu la chance d’évoluer à une période où il y avait un groupe d’artistes qui avaient une démarche commune. » Certes les pièces sont parfois modestes et principalement sur papier. Mais cet ensemble, complété d’un spectaculaire fonds d’archives, constitue bel et bien une collection, où se côtoient des œuvres anciennes, parfois historiques, de Mel Bochner, Cy Twombly, Robert Barry, Niele Toroni, Hanne Darboven, Carl Andre ou Art & Language. Daled ne vit guère avec ses trésors pas plus qu’il ne les revend. « Je fais une différence entre objets de connaissance et objets de jouissance, lesquels sont liés à la beauté, expose-t-il. Je ne vois pas pourquoi j’accrocherais des objets de connaissance. Je crois que tous les plaisirs sont éphémères. On lit rarement deux fois un livre. Par respect pour les œuvres, je refuse d’en faire des papillons morts qu’on épingle au mur et qu’on ne voit plus. »
Mais, surtout, l’acquisition n’est qu’un pan de son soutien aux artistes. Daled a longtemps financé la galerie 1234 à Paris, mais aussi un centre d’art à Anvers, baptisé A379089, que dirigera Kasper König. Il a aussi aidé à la première présentation du duo Gilbert & George à Bruxelles, tout en publiant le Black Book de James Lee Byars. « Herman fait partie de ces gens qui pouvaient donner des coups de main en dehors du fait même d’acheter des œuvres. Il m’a permis, par exemple, de louer une voiture pour aller à l’exposition "Quand les attitudes deviennent formes", à Berne en 1969 », se rappelle Daniel Buren.
Toujours curieux
L’homme a ralenti la cadence dans les années 1980, ne retenant guère que quelques figures isolées, comme Louise Lawler ou Thomas Struth. « Un jour, j’ai clos une table ronde sur la collection en donnant l’exemple de la planche de surf. La planche, c’est l’argent et le temps. Le surfeur, c’est le collectionneur. Mais l’élément le plus important, c’est la vague, le mouvement artistique. D’authentiques vagues, il n’y en a pas beaucoup », admet-il. L’exposition à la Haus der Kunst s’arrête d’ailleurs en 1978, date à laquelle, selon Daled, « le monde est devenu un jacuzzi, avec des vagues artificielles. Je me sentais plus à l’aise à surfer sur une vague que de baigner dans un jacuzzi. » Sans amertume, il ajoute : « Finalement, le monde de l’art est une énorme entreprise commerciale sous couvert de bienséance culturelle. »
Même s’il achète peu ou pas, s’il se méfie des néoconceptuels, Daled n’a rien perdu de sa curiosité. Quelques œuvres de Lionel Estève, de l’Atelier Van Lieshout ou encore d’Emmanuelle Querlain en témoignent. « Quand une nouvelle galerie ouvre au fin fond de Bruxelles, il va la voir, souligne le galeriste bruxellois Albert Baronian. Il a toujours acheté à l’origine des choses, et continue à le faire au niveau de la jeune scène bruxelloise. Son esprit de recherche est toujours très vif. » Après avoir présidé le Palais des beaux-arts de Bruxelles de 1988 à 1998, il a porté sur les fonts baptismaux le centre d’art du Wiels, ouvert en 2006 dans la capitale belge. Son soutien sera toujours dénué d’interventionnisme. « C’est un excellent relayeur, qui permet aux gens de se rencontrer. Il apporte une garantie. Mais il ne s’est jamais mêlé du contenu de la programmation. Une fois le choix établi, il pourra dire que ce n’est pas ce qui l’intéresse, mais il n’influencera pas », observe Dirk Snauwaert, directeur de l’établissement. Les difficultés que connaît aujourd’hui le centre d’art ne sont pas sans le préoccuper. « Il est inquiet mais confiant, continue Dirk Snauwaert. Par son expérience de chef de département dans un grand hôpital, il connaît les aléas de l’administration. Il a appris à être patient et diplomate. » Même si, on le devine, la patience n’est pas sa vertu première…
1930 Naissance à Bruges (Belgique)
1966 Achète sa première œuvre de Marcel Broodthaers
1977 S’installe dans l’hôtel Wolfers, à Bruxelles.
1988 Président du Palais des beaux-arts de Bruxelles.
2002 Se lance dans le projet du Wiels, laboratoire pour la création et la diffusion de l’art contemporain à Bruxelles
2010 « Less is more. Pictures, objects, concepts from the collection and archive of Herman and Nicole Daled 1966-1978 », Haus der Kunst à Munich jusqu’au 25 juillet).
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Herman Daled collectionneur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°329 du 9 juillet 2010, avec le titre suivant : Herman Daled collectionneur