Jardinier, botaniste, enseignant, écrivain…, l’auteur du « jardin planétaire », lauréat du Global Award for Sustainable Architecture, défend inlassablement la nécessité de co-construire avec la nature.
Même dans son grenier de l’est parisien, un grand loft sous charpente, Gilles Clément est entouré de plantes. Ici de longues tiges de papyrus et des branches de ficus qui dialoguent avec un grand piano à queue ; là, contre une grande paroi de verre, un géranium proliférant, offert par une amie. Pour accéder à son refuge sous les toits, il faut emprunter un long couloir en partie transformé en matériauthèque, réserve utilisée par ses amis et collaborateurs de l’agence Coloco qui occupe le rez-de-chaussée de l’immeuble. Autour d’un café fumant, la conversation s’engage. L’homme est affable, souriant, le ton de la voix posé. À quelques mois de son quatre-vingtième anniversaire, le jardinier ne semble pas proche de la retraite. Ces derniers mois, les projets se sont enchaînés : inauguration du Cercle immense dans la saline royale d’Arc-et-Senans, extension du parc de l’Espace de l’Art concret à Mouans-Sartoux (associée à une exposition sur son travail), exposition « La préséance du vivant » à la biennale d’architecture de Versailles et remise d’un prix à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris.
Le soir même de notre rencontre, Gilles Clément était invité à l’Académie du climat pour la présentation du livre de Dorothée Moisan, Les Écoptimistes (Le Seuil), dont il est l’un des protagonistes. Fin 2022, il était donc récompensé du Global Award for Sustainable Architecture aux côtés de quatre lauréats, tous architectes, venus du Danemark, d’Allemagne, d’Inde et de Turquie. L’intéressé reconnaît avoir été le premier surpris par cette récompense issue du monde de l’architecture. Certes, Clément a travaillé avec nombre d’architectes (Patrick Berger au parc André-Citroën, Paul Chemetov à La Défense, Jean Nouvel pour le Musée du quai Branly), mais les professionnels des deux secteurs exercent souvent à bonne distance les uns des autres. S’adressant à un parterre d’architectes réunis pour le prix en novembre 2022, il explicite alors la spécificité de sa démarche et en quoi elle se distingue de celle d’un constructeur. « Je ne suis pas contre la forme en soi, mais ce n’est pas ce qui domine dans mon travail. Ce que je privilégie, c’est le vivant dans sa complexité et comment il nous échappe, car nous le connaissons mal. Ce que j’appelle la résolution esthétique est une intervention mineure qui fait que le paysage peut être accepté, voire bien compris, si la composition est claire. Par exemple, tondre les bords d’une prairie sur une petite largeur dessine comme le cadre d’un tableau et cela peut changer notre regard. »
En cinquante ans de métier, le jardinier récompensé par le Grand Prix national du paysage en 1998, a conçu plusieurs dizaines de jardins, dont le parc André-Citroën et le jardin du Musée du quai Branly à Paris, le domaine du Rayol sur les bords de la Méditerranée ou encore le jardin qui recouvre le toit de la base sous-marine de Saint-Nazaire. Parmi ses projets à venir figure le jardin mémorial du 13-Novembre, en souvenir des victimes des attentats de 2015, qui s’implantera à Paris entre l’Hôtel de Ville et l’église Saint-Gervais. Son activité d’écrivain s’avère pléthorique, avec une soixantaine d’ouvrages à son actif, dont plusieurs en italien. Dernier ouvrage en date, Notre-Dame-des-Plantes, publié en 2021, dans lequel il imagine une serre qui accueillerait vigne, passiflore et nénuphars entre les murs de la cathédrale incendiée. Par l’écriture, il a pu aussi mettre en forme ses concepts qui ont été repris et cités de multiples fois, et qui ont peu à peu pris une forte résonance politique. Au fil de l’échange, l’homme engagé – il est membre d’Europe Écologie-Les Verts – n’est jamais très loin. Ne lui parlez pas de plantes invasives ! « Cela n’existe pas : c’est une névrose qui renvoie à l’immigration, qu’elle soit animale, végétale ou humaine. Tout ce qui vient d’ailleurs est condamné et n’a pas le droit d’être là. C’est tragique. » En 2003, Gilles Clément a choisi de prendre le statut professionnel d’artiste, ce qui lui permet d’avoir plus de liberté dans ses projets, et de déléguer la maîtrise d’œuvre à des agences de paysagistes. Ses collaborateurs sont souvent d’anciens élèves. Ils peuvent aussi être installés au plus près des commanditaires. Pour la Saline royale d’Arc-et-Senans, par exemple, il s’est ainsi associé avec l’agence Vincent Mayot et Leïla Toussaint, anciens élèves de l’École nationale supérieure du paysage aujourd’hui installés à Dijon. Leur Cercle immense vient compléter le projet initial de l’architecte visionnaire Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), qui avait imaginé une ville en forme de cercle autour de sa manufacture mais qui n’en a réalisé que la moitié. La pensée de Clément autour du jardin en mouvement (dans un ouvrage paru 1991) et du jardin planétaire (1997) a irrigué la conception du Cercle immense. Il s’agit de « faire avec la nature » et non pas contre elle. Parmi cette succession de jardins évolutifs qui constituent ce grand cercle, le jardin du vent ou la grainothèque voyageuse évoquent la dispersion des graines et le brassage planétaire des plantes. L’épine protectrice réhabilite quant à elle les plantes mal aimées des jardiniers, ronces et épineux, qui protègent les petits arbres en croissance de l’appétit des animaux.
Le jardin en mouvement (faire le plus possible avec le moins possible contre), le jardin planétaire (la planète envisagée comme un enclos fini et limité) et le tiers paysage constituent les trois grands concepts développés par le jardinier-artiste. Tous trois découlent de l’observation qu’un paysage naturel n’est jamais figé, que les espèces et les gènes doivent circuler. Explicité dans un manifeste qu’il publie en 2004, le tiers paysage recouvre tous les paysages dit délaissés car livrés à eux-mêmes : friches, marais, landes, bords de route, rives, talus de voies ferrées, déserts, mais aussi parcs, réserves naturelles et sommets de montagnes, qui constituent un réservoir pour une biodiversité chassée de partout. Selon Clément, ces espaces d’indécision doivent désormais être pris en compte par les aménageurs. Plus encore, ce sont des trésors à préserver car ils conditionnent l’avenir du vivant. « Les plantes et les animaux que l’on trouve dans les délaissés sont les auxiliaires du jardinier. L’idéal pour un jardin est donc qu’il soit entouré par un espace laissé à lui-même », préconise-t-il. Une réflexion qui est le résultat d’années de travail, de recherches, de voyages et de lectures, qui nécessitera de se défaire d’une partie de sa formation initiale. L’idée de « sortir de la norme de la bienséance » revient d’ailleurs souvent dans ses propos. « Durant mes études d’ingénieur, j’ai eu un enseignement remarquable en sciences naturelles. Mais à la fin du cursus qui était consacré à la gestion, on nous a appris à tuer tout ce que l’on ne voulait pas cultiver. C’était le début de la mainmise de l’agro-industrie sur le vivant. » C’est en commençant à cultiver son jardin à Crozant, dans la Creuse, à la fin des années 1970, qu’il va progressivement modifier sa pratique. Ce lopin de terre sur lequel il construit aussi sa maison va devenir sa propre école. « Tous les jours et quelle que soit la saison, il se passe quelque chose de nouveau, une plante, un insecte, un oiseau. » Les voyages constitueront une autre source d’enseignements. La découverte de Bali dans les années 1980 l’a particulièrement marqué pour l’équilibre heureux entre hommes et nature. Durant douze ans, il y séjourne plusieurs semaines. « Ce fut un choc très fort. Quand on rentre dans une maison, il y a deux offrandes à l’entrée, l’une dédiée aux bons esprits, l’autre aux mauvais esprits. Cette vision est contraire à la vision manichéenne et absurde qui dirige notre pensée et nos religions monothéistes. » S’il concède un mauvais bilan carbone, et reconnaît ne plus voyager, le jardinier reste convaincu des vertus du dépaysement.
L’enseignement, pour auquel il s’est beaucoup dédié, constitue sa troisième source d’inspiration. « Les étudiants nous posent des questions auxquelles on ne s’attend pas et nous obligent à aller chercher des réponses. Finalement, on est enseigné par eux. » Il a formé des générations de jardiniers et de paysagistes. Aux élèves de l’École nationale supérieure du paysage de Versailles, de lycées agricoles, d’écoles d’art ou d’architecture, il transmet l’importance d’une observation sensible, essentielle dans sa méthode de projet qui utilise le dessin ou l’écriture. « Le dessin traduit immédiatement ce qui est le plus important pour celui qui regarde et résulte de son émotion. On peut aussi utiliser ses autres sens : l’ouïe, le toucher, l’odorat… Les étudiants sont un peu désarçonnés, car ils n’ont pas l’habitude de traduire leur ressenti. Mais le fait de ne pas passer par un savoir leur donne une certaine liberté. Ce n’est que dans un second temps, pour réaliser le projet, que je leur demande d’intégrer les données objectives. » Plus fondamentalement, la pédagogie est souvent intrinsèque de ses propositions. Régulièrement, lui et ses équipes se doivent d’expliquer aux jardiniers, aux riverains, aux élus, l’importance de ne pas systématiquement désherber ou utiliser des produits phytosanitaires. « Changer de modèle culturel est un processus très long, reconnaît-il. Si les gens ont accès à l’intelligibilité du contexte ou du lieu, on ne peut pas discuter. » Heureusement, la nouvelle génération est particulièrement sensible à ses idées. « Il y a un réveil puissant des jeunes qui, eux, ont bien compris le problème. » Dernièrement, Gilles Clément a d’ailleurs rédigé un appel à projets pour la Saline royale à destination de jeunes confrères et consœurs surnommés les « oursons métis ». L’expression fait référence à un texte du philosophe et écrivain Baptiste Morizot qui a observé le comportement d’oursons nés de la rencontre entre des grizzlis et des ours polaires due au dérèglement climatique. Les parents sont désarmés, les jeunes inventent leur mode de vie. « Vous êtes des oursons métis, écrit le jardinier. Il semble que vous soyez les seuls capables de trouver sereinement les solutions de vie. C’est à vous d’expliquer à vos parents comment on peut avancer dans un monde où les données de base ont changé. » À eux aussi de partager avec le plus grand nombre cet engagement en faveur de la préséance du vivant.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Gilles Clément, Jardinier-artiste
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : Gilles Clément, Jardinier-artiste