À l’occasion de la sortie prochaine en DVD de son film Verifica incerta (1), réalisé en 1964 en collaboration avec Alberto Grifi, Gianfranco Baruchello (né en 1924) expose au 8, rue Saint-Bon, à Paris, des documents et objets relatifs au film ou à ses recherches de l’époque. Y figure également une correspondance avec Marcel Duchamp, protagoniste du film.
Vous avez réalisé Verifica incerta en accolant des morceaux de films des années 1950 promis à la destruction…
Si l’on doit parler de cette opération, ce n’est pas de cinéma qu’il faut parler. Le cinéma c’est Hollywood, et tout un côté satirique et ironique qu’il ne m’intéresse pas vraiment d’évoquer. Je préfère aborder ce qui s’est passé après dans ma vie, la nature légèrement fragmentée, la reconstruction de liens différents de ce qu’ils étaient auparavant, ça c’est mon territoire.
Le film est devenu un fait historique car beaucoup de monde a travaillé sur ce système ; il existe même des rubriques à la radio italienne qui s’appellent « Vérification », mais elles sont parties de ce film pour faire n’importe quoi, les commentaires du jour, etc. Et si vous regardez aujourd’hui la publicité, il vous semble voir ces vieux films : tout est coupé rapidement, il y a un photogramme après l’autre, la superposition… Je ne dis pas que nous avons inventé la publicité mais c’est un système comme ça. Le cinéma a été sur le point de se développer dans une direction qui n’était pas celle, classique, du montage traditionnel mais qui était quelque chose de plus pratique.
Rejetez-vous catégoriquement le terme « cinéma » ?
Le côté cinéma a une certaine valeur mais n’est pas actuel au moment où je suis à Paris comme peintre ; je ne suis pas un homme de cinéma, même si j’ai tourné plus de soixante petits films qui sont collatéraux à mon travail dessiné ou pictural. Et si l’on parle technique, je n’avais pas de banc de montage. Mais nous avons déployé des liens plus élastiques qui n’avaient pas vraiment à voir avec l’envie de « faire ». C’était plutôt une occasion pour des types qui n’avaient rien à faire avec le cinéma de relever un défi, celui de transposer leurs idées relatives au langage ou la peinture. Ce qui nous intéressait, c’était que tout se mêle. Je cite Lewis Carroll qui, dans un poème, dit « The time has come to talk of many things : of shoes and ships and sealing wax, of cabbages and Kings. » [Le moment est venu de parler de nombreuses choses : de souliers et de navires et de cire à cacheter, de choux et de rois]. C’est un moment où l’on peut dire n’importe quoi mais où tout tient ensemble. Le film vient de là. Mais c’est alors une philosophie nouvelle où les bribes font allusion à ce qui n’est pas là.
Dans le film, Marcel Duchamp est le seul personnage qui ait vraiment tourné pour vous et on a le sentiment qu’il prend plaisir à faire l’acteur. A-t-il été un alibi pour le film ?
Il n’est pas un protagoniste pratique mais un protagoniste avec ses idées ; c’est-à-dire qu’il a dit tout le temps qu’il faut « penser les possibles », les possibles en termes d’éthique, d’esthétique et de métaphysique. Cela c’est un point de départ pour penser à Verifica incerta. À cette période, je travaillais avec du matériel qui était du « found footage », comme on dirait maintenant, qui m’a justement donné la possibilité de travailler avec des fragments. Les fragments, ce sont les éléments d’où l’on part pour penser à ce qui manque. Le manque est donc le projet, ce sont les possibilités, ce dont Duchamp parlait dans ses possibles. Le manque c’est le possible. Duchamp a été très important pendant ma vie. C’était un personnage avec lequel j’ai vécu, nous avons parlé et fait beaucoup de choses ensemble, et à ce moment-là il a aimé cet échange de travail. Je l’ai donc mis dans le film, où d’ailleurs il faisait le commentaire, mais nous avons renoncé à la parole et, au moment où il parle, on entend un pépiement d’oiseau. C’est vraiment duchampien ! Lorsque j’ai présenté le film à Paris dans une salle appelée Le poste parisien, je suis venu avec la pellicule assemblée avec du Scotch. Le projectionniste, une Gauloise fichée dans la bouche, disait « ça pète, ça pète » parce que la pellicule ne passait pas dans le projecteur ! Duchamp était là et s’amusait beaucoup. Il y avait aussi Man Ray et Matta. Nous sommes allés boire un café et son commentaire a été : « C’est bien, avec Man Ray nous avions pensé à faire une chose pareille. » C’est le plus grand compliment que j’ai eu de Duchamp.
(1) Durée 35 min, éd. Bureau des vidéos, www.bureaudesvideos.com.
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Gianfranco Baruchello : « Le manque, c’est le possible »
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°423 du 14 novembre 2014, avec le titre suivant : Gianfranco Baruchello : « Le manque, c’est le possible »