À la Ville Arson, à Nice, les œuvres jouent des ambiguïtés de la compréhension, des incertitudes de la communication comme de la fragilité de l’interprétation
NICE - On n’en a pas fini de parcourir les paradoxes de la modernité, d’en retourner la face positive et rationalisante pour en faire apparaître des revers autrement moins réductibles à une histoire linéaire, d’ouvrir des brèches peu avouées ou peu valorisées dans la diversité des savoirs qui habitent nombre de démarches d’artistes et d’œuvres, mais aussi qui déterminent la tâche des regardeurs modernes, désormais ouverts à des modes de connaissance et à des modèles cognitifs eux aussi modernes.
Les fondements paralogiques de l’abstraction, les curiosités des artistes pour les sciences marginales, voire occultes, les découvertes des ressorts complexes de la vie psychique et de la physiologie, et encore l’expérience des modes modernes de la communication et de la perception avec le développement de la technologie, ces sommes de données culturelles apparaissent comme des déterminations considérables. De ces autres lignages de la modernité, la présence des formes sonores dans le champ plastique est aujourd’hui un symptôme, qu’il s’agisse de formes historiques ou de pratiques contemporaines. Car cette « autre » modernité, si elle est révélée à l’échelle de l’histoire (par exemple avec l’exposition « Aux origines de l’abstraction » au Musée d’Orsay en 2003), est aussi un axe de travail d’artistes d’aujourd’hui (ainsi de Loris Gréaud au Palais de Tokyo en 2008).
Le cycle de cinq expositions à la Villa Arson, à Nice, qui se boucle avec l’actuelle « Double Bind/Arrêtez d’essayer de me comprendre ! », touche à ces marges essentielles de la création plastique, cette fois autour des paradoxes de la transmission, du partage de la signification et de la traduction. Éric Mangion, qui dirige le centre d’art de la Villa Arson depuis 2006, s’est pour l’occasion associé à deux autres commissaires, Dean Inkster et Sébastien Pluot, pour constituer un parcours attachant, avec des œuvres fines qui demandent de l’attention, et à ce prix livrent au regardeur un bel ensemble de petits bonheurs visuels et conceptuels, dans un parcours qui, au labyrinthe de l’espace d’exposition, superpose celui du sens.
Les œuvres jouent des ambiguïtés de la compréhension, des incertitudes de la communication comme de la fragilité de l’interprétation, prises souvent sur leur revers, leur limite, leurs errements. Près de soixante-dix artistes fixent donc sous des formes écrites, imagées, parlées ou par des dispositifs autant de malentendus ou de décalages du sens. Titre et sous-titre forment une sorte de constat de difficulté : le « Double Bind » (ou double injonction contradictoire) place celui qui y est soumis à un flux d’information antinomique, alors que l’exclamation « Arrêtez d’essayer de me comprendre ! » est prêtée à Lacan, défense paradoxale jetée pendant son séminaire.
Ambivalences du langage
Bonne place est donnée à des artistes historiques de l’art conceptuel, bien sûr, qui ont souvent travaillé les ambivalences du langage. Lawrence Weiner, Bruce Nauman, Robert Barry, Mel Bochner, Dan Graham, Henry Flynt (avec cette phrase imprimée : « This sentence is in French ») ou Art & Language, tous ont joué de l’érosion du sens pour sa perte ou sa transformation dans l’échange. Ainsi, quand Richard Serra fait parler Nancy Holt qui, s’entendant par écouteur avec un décalage de quelques secondes, semble perdre pied dans sa propre parole (Boomerang, vidéo, 1974). Raymond Hains met, lui, en déroute la lecture avec Hépériles éclatés (photos, 1953) et sa typographie « hypnagogoscopisée ».
Quant à Marcel Broodthaers, il transforme la difficulté du poète en petit totem d’objet (Machine à poèmes, 1965-1968). C’est un autre champ d’hypothèses qu’ouvre Robert Filliou, avec sa pièce Musique télépathique no 5, (1975-1978). Les notions de phases, de musicalité, de hasard, se voient associées métaphoriquement par ce mode rêvé de l’intelligence mutuelle qu’est la télépathie. Par canal immatériel comme celle-ci, ou technologique (téléphonie, requise dans plusieurs œuvres, alors que les commissaires rappellent que Bell développa le téléphone pour… parler à son frère disparu), la compréhension à distance produit, elle aussi, du décalage et laisse ouvert le songe de possibles nouveaux modes de subjectivité, rejoignant une vieille ambition de l’art. Codes et hypnose, enregistrement et mise en boucle ou en vrille, translations et parasitages, on verra jouer chacune de ces figures au gré des œuvres. Et on les entendra, car par la lecture, par toutes sortes de captations, par la diffusion de sons, silence compris, bien des pièces, réalisées par nombre d’artistes très jeunes et peu connus, tracent entre délice et vertige des chemins dans l’incertain de l’entendement.
Ainsi, quand Antoine Poncet entretient une Anthologie du charabia (dans l’exposition et sur internet) qui, à la suite d’une veine littéraire ancienne qu’un Noël Arnaud (1919-2003) a tracée, donne à entendre le sens sous le sens. Un important programme d’ateliers avec des artistes en résidence, dans le cadre de l’exposition, et d’actions avec les étudiants de la Villa Arson et d’autres institutions complète ce parcours dont l’ambition à tenter de cerner les dédales de la cognition aboutit non tant à une démonstration savante qu’à une jubilatoire dérive de la logique du sens.
Commissaire : Éric Mangion
Commissaires associés : Dean Inkster et Sébastien Pluot
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'Double Bind/Arrêtez d’essayer de me comprendre ! ' à la Villa Arson, à Nice
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Abonnez-vous dès 1 €DOUBLE BIND / ARRÊTEZ D’ESSAYER DE ME COMPRENDRE !, jusqu’au 30 mai, Villa Arson, 20, avenue Stephen-Liégard, 06105 Nice, tél. 04 92 07 73 73, www.villa-arson.org, tlj sauf mardi 14h-18h
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°319 du 19 février 2010, avec le titre suivant : 'Double Bind/Arrêtez d’essayer de me comprendre ! ' à la Villa Arson, à Nice