Trois artistes arméniens préoccupés de territoire et de lien social sont exposés au Centre pour l’image contemporaine et au Centre d’édition contemporaine, à Genève.
GENÈVE - C’est quoi l’Arménie ? La question reste encore floue pour beaucoup. La Bible a beau avoir localisé là, en Asie Mineure, entre les fleuves du Tigre et de l’Euphrate, le Paradis terrestre… De la Genèse à nos jours, l’histoire de l’Arménie n’a pas connu la sérénité à laquelle aurait dû avoir droit le jardin d’Éden. Le premier peuple à adopter le christianisme comme religion d’État est aussi celui qui, en 1915, est démantibulé par le premier génocide du XXe siècle, perpétré par les Turcs. Un génocide qui eut tôt fait d’inspirer Hitler dès les années 1930, mais qui n’est toujours pas reconnu par la Turquie. Si le mont Ararat où l’Arche de Noé se serait échouée est le symbole du peuple arménien, il se trouve désormais de l’autre côté de la frontière, en Turquie. Quant à l’État lui-même, rattachée à l’URSS en 1920, elle a acquis son indépendance en 1991.
Semblant d’équilibre
Multiculturalisme et globalisation aidant, alors que l’on découvre peu à peu les artistes des lointains, le peuple arménien commence lui aussi à exporter ses talents et sa vivacité artistique. Qu’il s’agisse des Arméniens de la diaspora ou de ceux de l’ex-Union soviétique, ils sont à l’honneur actuellement à Genève, au Centre pour l’image contemporaine et au Centre d’édition contemporaine, grâce à l’initiative de l’association Utopiana, fondée par Anna Barseghian et Stefan Kristensen, tous deux d’origine arménienne. A priori, entre Melik Ohanian, né en France en 1969, et Karen Andreassian, né en 1957 en Arménie, aucun point commun. Pourtant, au-delà des aspects géographiques ou générationnels, leurs œuvres semblent préoccupées par des questionnements proches : le territoire et le lien social.
À Liverpool en compagnie de dockers grévistes, à New York sur les traces de son homonyme, ou encore sur une planante île finlandaise qui aurait mystérieusement émergé dans les années 1970 et que l’on aurait de fait attribué à la communauté scientifique, Ohanian est un infatigable voyageur en quête de racines. Ici, des réfugiés arméniens ont effacé les définitions du Larousse pour n’en laisser visible que les mots et les images… manière de signifier que le langage est la première arme de conquête quand on est contraint d’émigrer. Là, des mains d’ouvriers sans emploi battent la mesure et nous entraînent dans une joyeuse transe. Quel que soit le médium utilisé, ce pensionnaire de la Villa Médicis – qui, par ailleurs, représentera la France à la prochaine Biennale de São Paulo –, s’évertue à débusquer de nouvelles géographies et à tisser des liens sociaux partout où il se trouve.
Créer un terrain d’entente, explorer des territoires, telle est aussi la démarche de Karen Andreassian. Sur Internet (1), « Voghchaberd » est un village que l’on pourrait croire imaginaire tant son histoire paraît irréelle. Mais Voghchaberd, en Arménie, existe bel et bien. C’est un lieu de villégiature prospère où les datchas des plus fortunés se succédaient naguère. Ses habitants sont plus qu’attachés à cette terre, bien que vivant sous la menace d’un glissement de terrain qui s’aggrave depuis le séisme de 1989. L’État a beau demander l’évacuation des lieux, la population résiste et se bricole une vie. En danger de disparition, le village glisse du réel au virtuel avec Andreassian. À travers le site, mais aussi des vidéos et photographies, l’on découvre un à un ses étranges habitants qui ferment les yeux sur l’éventuelle tragédie à venir. Un work in progress plutôt humain et léger. Mais, aussi poétique soit l’idée de vouloir sauver de l’oubli un territoire menacé, comme d’en constituer une mémoire à travers ses habitants, c’est la métaphore tragique d’un peuple oublié qui apparaît en filigrane.
Plus jeune et beaucoup plus punk, Haroutioun Simonian semble lui avoir décidé de maîtriser les glissades. C’est le corps individuel et les questions d’identité qui occupent cet artiste présent à la Biennale de Venise en 2001. Au Centre d’édition contemporaine de Genève, il a recouvert l’espace entier de vinyle noir avant de se lancer nu dans une motte de vaseline et de braver les lois de la gravité : se tenir debout à cet endroit. Entre burlesque et esthétique du ratage, l’installation vidéo témoigne de cette perpétuelle incapacité à maintenir un semblant d’équilibre dans un sanctuaire aussi noir que glissant. C’est la dimension actuelle de l’Arménie qui semble cette fois saisie à travers cette simple image qui, pourtant, comme chez Andreassian, a recours à l’humour et à la poésie.
Ohanian, Andreassian, Simonian, soit trois facettes d’un peuple mal connu et qui cherche à se rattacher à ses racines paradisiaques autant qu’à s’alléger de son infernal et douloureux tribut historique.
(1) www.voghchaberd.am
- MELIK OHANIAN « [T]HERE »/KAREN ANDREASSIAN « VOGHCHABERD », jusqu’au 4 avril, Centre pour l’image contemporaine Saint-Gervais, 5, rue du Temple, Genève, tél. 41 22 908 20 00. - HAROUTIOUN SIMONIAN, jusqu’au 27 mars, Centre d’édition contemporaine, 18, rue Saint-Léger, Genève, tél. 41 22 310 51 70. Et aussi : www.utopiana.am
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Des racines et des ailes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°187 du 20 février 2004, avec le titre suivant : Des racines et des ailes