Espagne

Sculpture

Démesure temporelle

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 28 avril 2006 - 762 mots

À Bilbao, Richard Serra a livré une installation majeure, qui bouleverse les schémas et repères de l’exposition, tout en inscrivant la matière statique dans un déroulé temporel.

BILBAO - Expérience. C’est le mot, en même temps que la sensation, qui reste à l’esprit après la visite de l’impressionnante installation permanente, ouverte en juin 2005, effectuée par le sculpteur américain Richard Serra dans les murs du Musée Guggenheim de Bilbao, en Espagne. Une expérience tant pour le spectateur, qui se retrouve littéralement happé par les huit œuvres en acier déployées en enfilade dans la grande galerie du rez-de-chaussée, que pour la structure d’accueil, qui, avec ce projet, voit se redéfinir le format et le schéma même de l’exposition personnelle.

Questions d’équilibre
Le nombre d’œuvres est limité à huit. Un chiffre qui prêterait à sourire pour une monographie « traditionnelle », mais qui, à l’échelle des travaux de Serra, prend une ampleur considérable : la plus petite pièce ici présentée, Torqued Ellipse (2003-2004), avoisine les 9 m de diamètre pour 4 m de hauteur, alors que les feuilles de son Snake (1994-1997) sont longues de plus de 31 m. Une monumentalité à laquelle se couple le défi technique représenté par la conception ainsi que par le transport (depuis les chantiers navals de Siegen, en Allemagne, où elles furent réalisées) et l’installation. Chaque pièce, certes composée de plusieurs segments, pèse au total entre 40 et 270 tonnes.
Ce jeu avec les limites, auquel semblent s’être livrés aussi bien l’artiste que le musée, aboutit à la définition d’un véritable « continuum » spatial. Un environnement d’une parfaite cohérence en termes de langage formel et de préoccupations de recherche, en particulier concernant les questions d’équilibre, de contraintes et d’oppositions des masses, de poids et de contrepoids… Avec pour effet tangible le développement d’une véritable « physicalité » de l’espace, qui se ressent au rythme des courbes et contre-courbes animant la découverte au gré des contractions et des dilatations qu’elles engendrent.
Avec une parfaite maîtrise du contexte, Richard Serra cartographie l’espace muséal, proposant plusieurs itinéraires possibles sans jamais imposer de chemin. On retrouve là son goût pour l’insertion de la sculpture dans l’espace urbain, où, en plus d’en offrir une autre lecture, l’œuvre joue comme un rôle de marqueur autour duquel s’organise la vie du territoire. C’est une conception similaire qui l’anime dans cette immense galerie, longue de 129 m et large de 24. Ce qu’il confirme en déclarant dans le catalogue qu’« en organisant les sculptures dans l’espace, [il s’]intéresse plus au dessin d’un plan et à la circulation qu’à l’image ».
La circulation apparaît en effet être la clef de voûte de son dispositif, qui ne se visite ni ne se regarde. Il se découvre et se vit, progressivement, au fil du cheminement entre des « feuilles » aux mouvements contraires, ou dans des spirales et des ellipses en torsion devenues étanches au monde alentour, qui toutes impliquent le corps en son entier, définissant son positionnement jusqu’à parfois intervenir sur son point d’équilibre. Une implication totale qui ne laisse pas étranger l’esprit, dès lors fortement sollicité.

Absolue légèreté
Un autre effet de cet investissement physique et psychique et de la multiplicité de points de vue et de sensations qu’il génère est d’introduire la notion temporelle dans la perception et le processus de découverte. Car, qu’il en ait conscience ou non, le spectateur investit, à des degrés divers, beaucoup de lui-même et de son temps dans la marche, l’interrogation et la recherche d’éléments permettant d’apprécier la teneur des œuvres. Alors même que l’immersion complète dans la sculpture contribue à pénétrer un monde autonome et singulier qui pourrait paraître hors du temps.
En intitulant son exposition « La matière du temps », Richard Serra montre son attachement au déroulé temporel propre à chacun quant à l’expérience de sa sculpture. Précisant avec clarté que « le temps perceptuel ou esthétique, émotionnel ou psychologique, de l’expérience sculpturale est assez différent du temps réel. […] Les découvertes de ce voyage dépendent de la bonne volonté des visiteurs d’investir de leur propre temps, de permettre à leurs souvenirs de se fondre dans la perception, de suspendre le jugement et de se saisir de leur propre expérience comme elle se déploie ». C’est ici la magistrale réussite de l’artiste. Par un facteur a priori imperceptible, l’œuvre parvient à provoquer suffisamment d’investissement pour faire oublier son poids et sa masse, laissant latent le sentiment d’une absolue légèreté.

Richard Serra

- Commissaire : Carmen Giménez, conservateur au Solomon R. Guggenheim Museum (New York) - Nombre d’œuvres : 8 - Surface d’exposition : 3 000 m2

RICHARD SERRA. LA MATIÈRE DU TEMPS

Installation permanente, Musée Guggenheim, Abandoibarra, 2, Bilbao, Espagne, tél. 34 94 435 90 80, www.guggenheim-bilbao.es, tlj sauf lundi, 10h-20h. Cat., Musée Guggenheim/Steidl Publishers, 200 p., 170 ill., 45 euros, ISBN 8-49521-643-4.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°236 du 28 avril 2006, avec le titre suivant : Démesure temporelle

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