Viaduc de Millau

De l’équation au nombre d’or ou les sept piliers de la vitesse

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 7 janvier 2005 - 652 mots

À main droite, le causse de Saint-Affrique. À main gauche, le causse du Larzac. Et, tout en bas, profondément encaissé, le Tarn qui serpente, sinue, s’étire.
Du haut du viaduc, le spectacle est saisissant de beauté sauvage, presque inviolée. Depuis Creissels, la vue n’est pas moins extraordinaire. Mais cette fois-ci, il convient de lever les yeux pour contempler l’ouvrage d’art qui se découpe sur le ciel.
Le viaduc de Millau, inauguré le 14 décembre, est un nouveau chef-d’œuvre à l’actif de l’architecte britannique Norman Foster auquel on doit déjà, entre autres, la Hong Kong et Shanghaï Bank à Hongkong et le Carré d’Art à Nîmes. Deux ouvrages qui, en leur temps, respectivement  en 1985 et 1993, firent couler beaucoup d’encre, et s’élever des concerts de louanges...
La beauté de l’ouvrage est là, évidente, péremptoire, acérée. Une beauté structurelle si forte qu’elle en ferait presque oublier la qualité du dessin, de l’écriture de l’architecte. Architecture sans architecte à l’image du pont du Gard qui semble si naturellement procéder du paysage même ? Architecture d’ingénieur à l’instar du viaduc de Garabit, signé Gustave Eiffel, à la puissance symbolique affirmée ? Bref, le vieux débat confrontant nature et culture est, ici, prêt à être rouvert...
Mais qu’importe le débat, qu’importe la signature, qu’importe la responsabilité. Revient en mémoire, au détour d’une page, une petite phrase de Jean Prouvé :« Il y a des hommes dont la formation est celle de l’ingénieur qui sont indiscutablement de grands architectes. La réciproque existe : pourrait-on imaginer que les architectes ne soient que les stylistes de la construction ?...(1) »
À Millau, à l’évidence, la symbiose est parfaite, et l’entente entre l’architecte et les ingénieurs d’Eiffage, plus que cordiale.
Résultat, un ouvrage d’art aux performances époustouflantes. Et ici, la litanie des chiffres s’impose :
– coût : 400 millions d’euros,
– durée des travaux : 38 mois (un quasi record),
– personnel employé : 537 tous corps de métier confondus,
– hauteur maximale du tablier : 244,96 m,
– longueur totale : 2 460 m,
– poids total : 290 000 tonnes d’acier et de béton,
– durée garantie : 120 ans,
– résistance aux vents d’une puissance de 250 km/heure.
Soit une pluie de records et de motifs de satisfaction. À laquelle il convient de rajouter quelques chiffres. Le pont est constitué de 7 piles (totalisant 53 000 m3 de béton et 10 200 tonnes d’acier), sur lesquelles est installé le tablier (d’un poids total de 36 000 tonnes et d’une largeur de 30 m), lequel fut très inhabituellement posé par coulissage. Dominant le tout, 7 pylônes (de 4 600 tonnes d’acier chacun), supports des 154 haubans (22 par pylône).
Autre particularité de ce pont, celle d’ouvrir la voie non pas seulement à cette portion de l’A75 qui relie Clermont-Ferrand à Béziers, mais encore à un nouveau type de partenariat public/privé. Les quelque 400 millions d’euros qu’a coûté le pont – ouvrage public – ont été intégralement financés par la société Eiffage en échange d’une concession accordée jusqu’en 2079. Soit soixante-quinze ans de péages (4,90 euros en basse saison, 6,50 euros en juillet et août, 19 euros HT pour les poids lourds en toutes saisons) pour éponger l’investissement et la maintenance.
Mais qui se souviendra encore de ces chiffres et de ce montage dans quelques mois ? Seule demeurera présente l’image de cette légère et aérienne courbe posée sur sept piliers, démentant définitivement l’assertion de Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge : « Ce n’est pas un hasard, si pour nous [Sartre et l’auteure elle-même] l’ingénieur représentait l’adversaire privilégié ; il emprisonne la vie dans le fer et le ciment. Il va droit devant lui, aveugle, insensible, aussi sûr de soi que de son équation et prenant impitoyablement les moyens pour des fins. »
Ici, à l’aplomb de Millau, l’équation s’est transmuée en nombre d’or.

(1) Jean Prouvé, Une architecture par l’industrie, Les éditions d’Architecture, 1971.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°206 du 7 janvier 2005, avec le titre suivant : De l’équation au nombre d’or ou les sept piliers de la vitesse

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