BUSAN / CORÉE DU SUD
Intitulée « Seeing in the Dark », cette 12e édition de la manifestation coréeenne a établi un parallèle audacieux entre la culture pirate et le monachisme bouddhiste.
Busan (Corée du Sud). Répartie sur quatre sites à Busan, l’édition de la biennale organisée du 17 août au 20 octobre a réuni 62 artistes et collectifs venus de 36 pays et territoires. Deux tiers des participants sont asiatiques, un quart d’entre eux, coréens, et on peut noter la présence d’une dizaine d’artistes africains et océaniens. Ce décompte reflète la vocation de la biennale à interroger les structures de pouvoir et leur résistance, privilégiant ainsi les pays du Sud.
Conçue par la commissaire néo-zélandaise Vera Mey et l’universitaire belge Philippe Pirotte, l’approche curatoriale s’est appuyée en partie sur les travaux de David Graeber (1961-2020), connu du grand public comme le théoricien des« bullshit jobs » (souvent traduits par « emplois à la con »). Cependant, c’est son ouvrage Les Pirates des lumières ou la véritable histoire de Libertalia (éd. Libertalia, 2019) qui a servi de matrice à l’exposition, en particulier l’utopie pirate « Libertalia », que l’anthropologue américain assimile à des pratiques proto-démocratiques.
Au Hansung 1918, l’un des sites de la biennale, on découvre Fight Club (2022), une installation vidéo de Nika Dubrovsky, veuve de David Graeber qui le met en scène dans divers débats de nature politique. Une vidéo documentaire de Hong Jin-hwon, réalisée à partir des archives sur le mouvement démocratique en Corée du Sud, étend ces réflexions politiques au contexte local.
Dans le sous-sol du Musée d’histoire moderne et contemporaine de Busan, baptisé « Vault Art Museum », se trouve « Mugunghwa Pirates » (2024), une série de toiles iconoclastes du Coréen Koo Hunjoo (également connu sous le nom de « Kay2 »), représentant les présidents successifs de la République de Corée grimés en pirates, y compris Mme Park Geun-hye, graciée par son successeur en décembre 2021 alors qu’elle purgeait une peine de vingt ans de prison. Cheikh Ndiaye y expose quant à lui Le Paris (2024), une enseigne lumineuse monumentale faisant référence à une célèbre salle de cinéma de Dakar, aujourd’hui démolie, et symbolisant le magnétisme onirique mais ambigu de la capitale française pour les Sénégalais.
Au MoCA Busan, le site le plus vaste de la biennale, l’installation ENRIQUE (2024) de Nathalie Muchamad, artiste kanak installée à Mayotte, rend hommage à Enrique de Malacca, esclave originaire de Sumatra et interprète de l’explorateur Fernand de Magellan au XVIe siècle. Ce nouveau point de vue sur les conquêtes maritimes occidentales s’inscrit dans une démarche proche de celle de l’anthropologue américain James C. Scott (1936-2024), auteur de Zomia, que Vera Mey décrit comme « une culture pirate sur le continent ».
Cet intérêt pour l’histoire s’est étendu à l’époque contemporaine, marquée par le piratage des données numériques, à travers des conférences et discussions organisées au cours de la biennale. En revanche, la réappropriation mercantile de la figure du pirate par l’industrie du divertissement, du cinéma aux parcs de loisirs, des jeux vidéo à la bande dessinée, n’a pas été abordée.
L’ancrage bouddhiste est intéressant, mais plus difficile à articuler. On relève la présence des œuvres majestueuses du peintre coréen Song Cheon, impeccablement réalisées dans un style traditionnel, mais qui dialoguent difficilement avec le reste des œuvres exposées. Cette opacité semble assumée par les commissaires, pour lesquels le parallèle entre l’utopie pirate et l’éveil bouddhiste ne vise pas tant à établir un consensus qu’à encourager la coexistence pacifique d’idéologies divergentes. On retient ainsi davantage la dimension géopolitique de la biennale à travers des œuvres militantes, comme celles des collectifs palestinien Subversive Film et indonésien Taring Padi, dont une œuvre fut retirée de la Documenta 15 (Cassel) en 2022 en raison de son iconographie antisémite.
La Biennale de Busan, gérée directement par la municipalité, est dotée d’un budget moindre que celle de Gwangju, partiellement financée par la Ville et dirigée par une fondation dont le budget est abondé par l’État. L’inauguration de la Biennale de Busan a eu lieu le 17 août, soit trois semaines avant celle de Gwangju (7 septembre-1er décembre). Preuve de cette coordination, un billet jumelé pour accéder aux deux biennales a été proposé au public. L’effet levier de la Biennale de Gwangju, mieux référencée internationalement, est ainsi mis à profit.
Le gouvernement sud-coréen a par ailleurs veillé à renforcer cette complémentarité en intégrant ces événements au 2024 Korean Art Festival, plate-forme qui regroupe toutes les manifestations culturelles du pays, y compris les foires Kiaf et Frieze Séoul, qui se sont tenues début septembre dans la capitale.
À cet égard, on remarque que très peu d’artistes de la Biennale de Busan sont représentés dans les deux foires, contrairement à la tendance observée en Europe entre la Biennale de Venise et la foire Art Basel, selon l’adage « vu à Venise, acheté à Bâle ». Bien que la synergie soit plus marquée avec la Biennale de Gwangju, dont trois artistes ont été présentés à Frieze Séoul (Haneyl Choi chez P21 [Londres], Marguerite Humeau et Marina Rheingantz chez White Cube), cette intégration reflète finalement le yin et le yang du monde de l’art : d’une part, l’activisme curatorial des biennales ; d’autre part, la capacité d’appropriation du marché de l’art, illustrant une autre forme de coexistence d’idéologies divergentes.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : Ce que l’on pouvait voir à la Biennale de Busan