PARIS
Principalement composée d’une installation, l’exposition du sculpteur anglais à (re)voir depuis le 12 mai à la Galerie Thaddaeus Ropac se révèle de circonstance. Elle pose la question de notre rapport à l’habitat comme à la circulation dans un espace.
En 2006, j’avais déjà réalisé pour ce même espace une grande installation, Breathing Room, et j’ai eu envie de réinvestir cette grande salle pour jouer à nouveau, mais différemment, sur la lumière, le volume, l’espace. Alors effectivement, cela fait trente-cinq ans que je réalise une cartographie du corps en trois dimensions, mais dès mes premières sculptures j’ai eu une relation avec l’architecture, ce que j’appelle le « corps secondaire », le corps de nos bâtiments, le corps de notre cité, de notre maison, de notre lieu de travail. Même si Run II s’inscrit dans la contrainte d’un espace défini par une géométrie euclidienne, j’ai eu envie avec cette nouvelle installation de proposer une ligne qui ne décrive pas précisément un système mais soit au contraire une ligne libre. Comme si cette ligne était elle-même une sorte de méditation et incitait le spectateur à réfléchir à ce que signifie le fait de passer la plupart de notre temps dans des espaces avec des coins, des surfaces, des plans verticaux et horizontaux, avec les rectangles de nos écrans. Je souhaite mettre la conscience corporelle dans la condition urbaine.
J’ai envie que les gens oublient presque leurs vêtements et soient juste dans cet espace-là, en utilisant la pièce comme une sorte de catalyseur d’eux-mêmes ; que cette ligne les invite à bouger avec sensibilité, conscience, concentration. Ainsi, le spectateur devient le sujet de l’exposition, il n’y a pas autre chose, c’est lui l’espace. Et le corps dont il est question, là, c’est le sien. Alors cette ligne qui n’est pas vraiment un objet, pas vraiment un espace non plus, quelle est-elle ? Elle est juste une sorte de catalyseur de l’expérience et elle peut offrir la possibilité de méditer sur notre situation. C’est à mon sens ce que l’art, de nos jours, peut nous amener à faire. Il ne s’agit ni d’une décoration, ni d’une représentation, ni d’un tableau. C’est juste une interférence avec ce qui est déjà là pour nous rendre – je l’espère – plus vifs.
Même dans mes sculptures qui sont une cartographie en trois dimensions du corps humain, je veux que le spectateur bouge et tourne autour. Il n’y a pas un point de vue principal qui serait le seul moyen de comprendre ce dont il est question : chaque point de vue est différent et tout aussi important que les autres. Avec Run II, c’est évidemment le mouvement du spectateur qui donne à l’œuvre son pouvoir génératif et narratif. Elle est une invitation, une possibilité. Elle rappelle que l’élément le plus important c’est vous et ceux qui sont autour de vous, d’autant qu’eux aussi voient leur histoire et leur contexte narratif changés en fonction de leur connexion avec la structure. À ce stade, les autres spectateurs deviennent aussi le sujet de l’installation.
Tout à fait, d’autant que je peux très bien imaginer que cette agrégation de lignes puisse proliférer et se développer au-delà de cette salle de la galerie. L’actuelle installation n’est qu’une pièce, une partie d’ADN, un module qui peut être reproduit à d’autres échelles. Cette notion d’échelle est essentielle dans mon travail, elle permet de rappeler que la taille humaine n’est pas la mesure de toute chose comme on le pensait à la Renaissance. La taille est certes une condition de perception particulière, mais elle est avant tout connectée au microcosme et au macrocosme. Nous habitons dans un continuum entre l’échelle quantique et l’échelle cosmique, ce qui fait que notre imaginaire peut dépasser la limite perceptuelle de l’horizon. C’est à nous de chercher ces « events horizons », ces « horizons des événements » selon les termes d’astrophysique, pour évoquer notre habileté à voir au-delà de l’horizon, au-delà du trou noir, à l’endroit où il n’y a plus d’objet, au-delà de notre entendement.
Depuis le 17 mars, nous sommes dans l’atelier que j’ai à la campagne. Comme pour tout le monde, c’est un moment étrange : on est à fois en contact numérique constant et en même temps on est complètement déconnectés de tout. Jusque-là, ma connexion au réel a été de travailler dans le jardin potager à couper le lierre autour des arbres, à arroser nos nouvelles plantations et à réparer One Apple, le travail montré lors de mon exposition à la Royal Academy [à Londres] et qui a souffert de la baisse de fréquentation du public. Quelques vols d’avion nous rappellent un temps précédent, mais sinon c’est le bêlement des agneaux, la course des lièvres qui accompagnent nos journées.
Non, j’ai simplement poursuivi ce que j’avais commencé ici il y a quelque temps. Je n’ai pas fait autant de dessins que j’aurais aimé, mais la grande joie a été de voir arriver le printemps avec la floraison des arbres fruitiers, l’explosion des feuilles sur les arbres et notamment le marronnier d’Inde. Je pense surtout que ces jours particuliers sont une opportunité pour le reste du monde de mener la vie d’un artiste : être maître de son temps, investir son propre espace et être créatif.
Je ne pense pas que l’art puisse être prophétique. Run II relève plus à mon sens d’une longue enquête sur la manière dont notre deuxième corps, celui de l’environnement bâti, façonne notre comportement et nos choix.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Antony Gormley : « Le corps dont il est question ici est celui du spectateur »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Galerie Thaddaeus Ropac, 7, rue Debelleyme, 75003 Paris.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°545 du 8 mai 2020, avec le titre suivant : Antony Gormley, artiste : « Le corps dont il est question ici est celui du spectateur »