Au panthéon de la sculpture, certaines places sont encore à pourvoir. La faute à une histoire de l’art peu amène envers un médium négligé. Une exposition magistrale élève enfin l’artiste britannique au rang de grand homme.
Tout est affaire de point de vue. Constatant la rareté d’études et d’expositions consacrées à la sculpture, le pessimiste déplorera une pénurie d’autant plus préjudiciable qu’elle altérerait la compréhension de l’art sous toutes ses formes. L’optimiste, lui, se réjouira des redécouvertes rendues d’autant plus probables que l’indifférence fut longue. Car tout silence est une perspective exaltée de parole rendue enfin possible. Et la loquacité sera à l’image du mutisme : considérable.
Pour sa part, la présente exposition angevine confortera les optimistes autant qu’elle satisfera les pessimistes, condamnés à reconnaître l’efficience d’une réhabilitation souveraine. La « panthéonisation » de Caro de son vivant, par une patrie et une histoire de l’art reconnaissantes, entraînera peut-être dans son sillage celle de la sculpture. Car l’ombre de ce grand arbre ne cacherait-t-elle pas une immense forêt ?
L’histoire de la sculpture et le parcours d’Anthony Caro pourraient ressembler à une parabole, celle d’un médium aux allures austères qui espérait d’un Britannique né en 1924 qu’il enrichît sa fortune (critique). Celui-ci, après avoir dépensé son énergie en expédients figuratifs, en revint à une conception abstraite et irréductible de la sculpture. Histoire édifiante d’un parent pauvre (de l’art) et de son fils prodig(u)e...
« L’artiste est de son temps »
À lire les nombreux ouvrages et études consacrés à Anthony Caro, l’on est invariablement surpris par la disproportion entre la consignation lacunaire des débuts de l’artiste et la faconde narrative des dernières années. Comme si, à l’automne de sa vie, l’artiste de 84 ans n’avait pas connu de printemps. Comme si nul besoin n’était de revenir sur une formation que de nombreux bouleversements auraient comme effacée. Comme si un emballement de la création avait rendu vaine toute opération mnémonique. Comme si nul roman des origines ne savait étayer les dix-huit sculptures présentées au musée des Beaux-Arts d’Angers.
Et pourtant, la contemporanéité de Caro n’est pas du ressort de l’amnésie. Au contraire, elle réside en une digestion du passé et une orientation vers l’avenir. Une conjonction souvent tue. Sauf à de rares occasions puisque, de son propre aveu, « l’idée que l’art surgit tout fait des tréfonds du crâne de l’artiste est sûrement séduisante, mais elle est aussi complètement fausse. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. L’artiste est de son temps, l’art est de son temps, et ce temps succède à un autre temps et ainsi de suite ».
Ce besoin d’éprouver la sculpture
Né à New Malden dans le Surrey, Anthony Caro ne tarde pas à multiplier les sésames et les grades. Toujours du côté de la sculpture qui, d’emblée, se révèle être une évidence. La sculpture comme (ap)préhension de la terre et du sol, comme fréquentation des matériaux et de la pesanteur. Sorte de bricolage avec la matière du monde. Déjà.
Ainsi, parallèlement à la préparation d’un diplôme d’ingénieur, Caro poursuit des études auprès de la Farnham School of Art puis de la Regent Street Polytechnic. Sans doute car toute sculpture relève d’une technicité et d’un savoir-faire. Et il ne saurait y avoir de facilité et de frivolité dans l’œuvre de Caro. Déjà. N’est-ce pas ce que semble dire son Month of May (1963) où s’assemblent les éléments avec une science de l’équilibre qui, si elle ne résultait pas d’une maîtrise parfaite des lois de la gravité et de la composition, pourrait laisser croire à une quelconque affectation badine ?
C’est là le génie de Caro : éprouver les principes des matériaux afin de restituer leur singularité brute, voire brutale. De 1947 à 1952, son passage à la Royal Academy de Londres lui assure la constitution d’un musée imaginaire où les œuvres grecques et étrusques le disputent aux productions médiévales. Marbre, pierre et bronze sont alors les formes privilégiées d’une éducation visuelle que confirmera son passage, en qualité d’assistant, dans l’atelier d’Henry Moore, de 1951 à 1953. Il fallait en effet, pour pouvoir les déconstruire et les réinventer, connaître les préceptes de la sculpture, qu’elle fût immémoriale ou actuelle, classique ou moderne.
De fait, à cette semaine chartraine passée en 1948 à « explorer la cathédrale » succédera en 1959 un séjour décisif à Carnac au terme duquel l’artiste comprendra qu’il a « envie de créer des sculptures qui existeraient en soi, au lieu d’être des modèles réduits ou des décors ». Passer de la préhistoire à l’histoire n’est pas donné à quiconque. Anthony Caro, lui, a 35 ans.
La découverte du Nouveau Monde
1959. Devenu familier de l’art nègre et de l’art roman, de Michel-Ange et de Rodin, de Praxitèle et de Manet, Caro enseigne depuis six ans à la Saint Martin’s School of Art de Londres qui devient bientôt, à la faveur de ses prêches stimulants, une pépinière de talents dont Tim Scott sera l’un des apôtres les plus doués.
1959. Année zéro pour Caro et pour la sculpture mondiale puisque, suite à un voyage prolifique aux États-Unis, l’artiste abandonne la voie figurative pour se consacrer à l’abstraction. Finies les œuvres « expressionnistes » où la main et le geste laissaient leurs empreintes indélébiles. Effacées les investigations du côté d’un langage inféodé à des conventions coercitives tandis que la peinture, elle, s’amusait depuis longtemps à dénombrer ses révolutions. 1959 : le calendrier grégorien se souviendra de cette année comme celle qui vit Caro non pas partir de rien, mais repartir de tout. Année zéro avec un avant et un après.
À New York, le sculpteur découvre les innovations substantielles de David Smith, Jules Olitski ou Kenneth Noland et, plus étonnamment, de Matisse et Picasso dont l’Europe semble désormais négliger le pouvoir roboratif. La force des Américains ? « Ils n’avaient pas le soutien de l’histoire, mais ils avaient l’atout de la liberté. »
Lui, Caro, a le privilège d’avoir les deux : il délaisse alors instamment la figuration et libère la sculpture des notions imprescriptibles de gravité et de point de vue unique pour leur préférer celles d’horizontalité, d’assemblage et d’espace. Fiévreuses, les discussions avec le théoricien Clement Greenberg attisent dès lors l’intrépidité de l’artiste dont le premier miracle – Twenty Four Hours (1960) – n’est autre que la première sculpture abstraite construite de l’histoire de l’art. Dorénavant, les interventions de Caro appartiendront à la sphère réservée de l’Inaugural...
L’essence même de la sculpture
Rapidement, Midday (1960), Capital (1960) ou Sculpture Seven (1961) laissent deviner la multiplication des miracles : des pièces assemblées, boulonnées et soudées sont recouvertes uniformément d’une peinture industrielle avant d’être posées à même le sol. Ni modelé, ni socle, ni illusionnisme. La sculpture ne renvoie désormais qu’à elle-même, autonome et autoréférentielle, ivre de liberté à n’être plus « obligée à ressembler à de l’art ». Et pourtant...
Si l’Enlèvement des Sabines (1985-1986) et le Déjeuner sur l’herbe (1989) sont des références explicites à la tradition, Caro n’en demeure pas moins obsédé par une investigation radicalisée du matériau. Créant une perte du sentiment de distance, ses Table Pieces excèdent leurs propres supports en plongeant vers le spectateur et en suggérant le mouvement, à la manière des innovations picturales contemporaines.
Choisis pour leur seule qualité d’usage, les matériaux, arrimés par une alchimie secrète, ne désignent rien d’autre que leur singularité inhérente au cœur d’un pragmatisme infaillible. En interrogeant simultanément les tensions et les surfaces, l’équilibre et le mouvement, les volumes et les masses, les espaces et les interstices, l’artiste pulvérise les codifications normatives pour en revenir à l’essence même de la sculpture. Les arabesques déliées d’Emma Dance (1977-1978), les imbrications géométriques de Child’s Tower Room (1983-1984) ou les ondulations architecturées de Cathedral (1988-1991) inspectent inlassablement les structures formelles, le dynamisme instable ou encore la précarité merveilleuse du monde. Rien de plus...
Parce qu’elle réclame une multiplicité de points de vue, la sculpture d’Anthony Caro exige d’être vue. Il faut la voir pour la saisir. Et il faut le voir pour le croire. Ainsi les saint Thomas se feront plus rares.
1924
Naissance d’Anthony Caro.
1947-1952
Formation à la Royal Academy Schools de Londres.
1951-1953
Devient l’assistant d’Henry Moore.
1953-1981
Enseigne à la Saint Martin’s School of Art.
1959
Remporte le prix de la sculpture de la première Biennale de Paris. Il découvre l’art américain.
1960
Première sculpture abstraite en acier.
1975
Rétrospective au MoMA.
1999
Expose The last judgement à la 48e Biennale de Venise.
2008
Exposition durant l’été dans la cour de la Royal Academy of Art de Londres. Du 6 septembre au 28 octobre, exposition Caro à la galerie Templon, à Paris.
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Anthony Caro
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Anthony Caro », jusqu’au 21 septembre 2008. Musée des Beaux-Arts d’Angers, 14, rue du musée. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h 30. Tarifs : 3 et 4 €. www.angers.fr/musees
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°604 du 1 juillet 2008, avec le titre suivant : Anthony Caro