PARIS [24.10.08] - A l’occasion de son exposition à la galerie Daniel Templon, « Recent Galvanised Works », Sir Anthony Caro, grand sculpteur anglais aujourd’hui âgé de 84 ans, nous reçoit dans les réserves de cette galerie parisienne pour nous parler avec simplicité et pragmatisme de ses récents travaux et de son parcours au sein de l’histoire de la sculpture contemporaine.
Ancien assistant de Henry Moore, qui a enseigné à un grand nombre d’artistes qui caractérisent l’art anglais de notre temps (Richard Long, Richard Deacon, Barry Flanagan, Bill Woodrow, Gilbert & George…), Anthony Caro est l’une des plus grandes figures de la sculpture contemporaine : ses œuvres ont été exposées dans les galeries et musées les plus prestigieux tels que le Moma de New York, le Museum of Contemporary Art de Tokyo, le Centre Georges Pompidou ou encore la Tate Britain de Londres. Considéré de l’autre côté de la Manche comme une espèce de monument national insulaire, la France, cette année, via cette expo chez Templon, une grande commande publique (Le Chœur de lumière, église Saint-Jean-Baptiste, Bourbourg, Flandre maritime) et un cycle d’expositions à Angers dans le Nord-Pas-de-Calais, rend – enfin ! - hommage à ce grand artiste. Avec ses faux airs de Richard Attenborough, son œil vif et sa classe toute british (il porte ce jour-là une chemise à rayures de couleurs vives qui rappellent les fameux bonbons anglais acidulés), notre « plus grand sculpteur britannique vivant », toujours alerte même s’il se déplace désormais avec une canne, s’assoit tranquillement dans un canapé en cuir noir pour se montrer aussitôt d’une grande nature sociable : il nous accorde alors plus d’une heure d’entretien pour parler sculpture, peinture, architecture, commandes publiques, spiritualité et tutti quanti.
A partir de 1960, après vos premières sculptures figuratives et « expressionnistes » des années 50, vous « dessinez » dans l’espace des structures abstraites et minimales, constituées de feuilles d’acier, de poutrelles industrielles et autres ferrailles en tous genres. Peut-on, en général, voir vos sculptures comme des dessins dans l’espace ?
Oui, on peut. Tout est une question de point de vue. L’architecture, comme la sculpture, c’est aussi du dessin dans l’espace. On peut voir la sculpture comme une structure ou architecture se déployant dans l’espace. En fait, quand je marche, je regarde beaucoup l’environnement, l’architecture, et j’apprends énormément en observant celle-ci, peut-être davantage qu’en étudiant la sculpture proprement dite.
Avec vos récentes sculptures, Galvanised Works, ce qui est mis en avant, entre autres, c’est ce gris clair très particulier issu de l’action de la galvanisation (technique pour préserver le métal de l’oxydation).
Vers 2004-2005, je voulais réaliser une nouvelle série de sculptures avec de la peinture, as usual. Pour ce faire, j’ai décidé de les faire galvaniser afin d’obtenir une surface lisse qui permette un recouvrement facile. Mais, quand elles me sont revenues, je les ai trouvées intéressantes telles quelles. Cet acier revenu de la galvanisation me plaisait avec sa couleur si singulière. C’était différent de mes sculptures en acier habituelles, avec un gris plus clair, comme poudreux. Bref, j’ai aimé l’aspect rendu et j’ai conservé cela ainsi, sans ressentir le besoin de peindre l’acier. Cette sculpture était déjà en quelque sorte de la peinture, à mi-chemin entre sculpture et peinture, sans avoir à utiliser le médium peinture.
Vous avez été enseignant, notamment à la célèbre Saint Martin’s School of art de Londres, est-ce que pour vous c’était une connexion qui permettait d’ « alimenter » votre propre travail d’artiste ?
Les étudiants ont reçu des influences diverses, de moi, bien sûr, notamment en ce qui concerne les sculpteurs, puis de plein d’autres choses. A un moment donné, pour bien faire comprendre le médium sculpture, je les faisais se plonger dans l’histoire de la sculpture afin de digérer le passé et les prédécesseurs (les Grecs, Michel-Ange, Donatello, Rodin…) pour se projeter dans l’avenir, avec dans l’idée qu’il n’y a pas de création ex nihilo. L’art est une succession de temps et il est bon d’en étudier les différentes séquences avant de faire émerger celui de notre temps, et ouvrir ainsi des perspectives nouvelles. D’un côté, je laissais « l’académique » à mes élèves (l’étude de l’histoire de l’art architectural et de ses spécificités), pour qu’ils s’en libèrent peut-être d’autant mieux, et, d’un autre côté, je cherchais des possibilités de liberté, pour eux comme pour moi, en ayant en tête cette idée que la sculpture ne doit pas forcément ressembler à de l’art. Mais à un moment donné, le passage nécessaire par le soutien de l’histoire et de certaines règles académiques, afin d’éviter le n’importe quoi, ne répondait plus vraiment à mes visées du moment. Aussi, il n’y avait pas forcément toujours de relais entre ma pratique et mon enseignement. En fait, ce que j’aimais et recherchais à l’école, c’était le jeu enrichissant des influences, des correspondances, via des échanges permanents. Une sorte de ping-pong verbal qui puisse créer des ouvertures, des libertés, voilà le plus important. Et, de toute façon, pour moi, les élèves n’étaient pas des étudiants, mais déjà des artistes.
Dans vos propos, vous vous référez souvent à Picasso. Le cubisme vous inspire encore aujourd’hui ?
Bien sûr, la référence cubiste est omniprésente dans mon travail. Le cubisme a été une véritable révolution artistique pour le 20e siècle. Ma technique découle de la tradition de l’assemblage, qui renvoie directement à Picasso ou à Julio Gonzàlez. Je me vois comme un sculpteur cubiste. Je travaille dans la tradition cubiste et, au fond, je pense que nous sommes tous des postcubistes, héritiers de Braque et de Picasso. Certes, le cubisme, au départ, a été pris en charge par des peintres mais cette démarche-là, qui s’ouvre à l’inscription de la figure dans l’espace, au rapport au corps et à la vision – la question de la multiplicité des points de vue -, ça renvoie directement à la sculpture. Dès ses débuts, et davantage que dans sa continuation (les sculpteurs cubistes comme Lipchitz ou Laurens), le cubisme conduisait manifestement à la sculpture. Et même dans le travail de la peinture, il s’agit en permanence de faire naître les influences et les rapports entre peinture et sculpture, passer du pictural au sculptural et vice-versa. Il s’agit d’un va-et-vient constant.
Etes-vous d’accord avec l’idée, assez largement répandue, qu’un grand artiste - Picasso, par sa variété de médiums utilisés, l’incarne par excellence - est celui qui touche à tout en se montrant hors pair dans tout ce qu’il aborde ?
Ca peut être ça mais, ce qui est évident aussi, c’est que dans un seul médium on peut en rencontrer plein d’autres sans avoir à multiplier les moyens d’expression. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la frontière ténue entre peinture, architecture et sculpture. A un moment, j’ai fait des Sculpitectures, il nous faut trouver ce lieu de l’entre-deux, fait de connexions, de dialogues, de ponts et de passages, « lieu commun » qui permet que ce soit presque de la peinture et presque de l’architecture. Et la sculpture, notamment abstraite, avec son dessin dans l’espace plongeant vers le spectateur, ouvre au maximum le champ des possibles en permettant aux médiums de se rencontrer.
Dans certaines de vos sculptures très colorées, vous n’hésitez pas par moments à utiliser des couleurs vives, franches, souvent primaires, comme du rouge flashy ou du jaune pétant, notamment dans des œuvres des années 60. Il y a une dimension Pop dans votre sculpture ?
Non. Le Pop Art ne faisait pas partie de mon monde. Ce n’est pas mon langage.
En ayant en tête que vous pouvez rencontrer une multitude de possibles dans un seul médium, c’est certainement pour multiplier les pistes à l’infini que vous recherchez la diversité des matériaux. Par exemple, pouvez-vous nous parler de vos superbes Paper Sculptures de 1981 ?
Ce que j’aime, c’est faire l’expérience directe du matériau, via mon corps, mes sensations corporelles. Il y a une forte composante physique dans la sculpture. Etre attentif au réel, à la masse, à la pesanteur, à son propre corps lorsque l’on crée. Expérimenter son corps comme un espace dans un espace, et un espace en vie, à l’affût d’expériences inédites. J’aime découvrir de nouvelles techniques, apprivoiser la matière pour en faire ce que je veux. Explorer une grande variété de matériaux me permet de pousser toujours plus loin mes recherches, mixant espace du corps et espace de la sculpture. En ce qui concerne les Paper Sculptures, eh bien c’était l’opportunité d’appréhender un nouveau matériau, le papier - à travers ses plis, ses ondulations, ses enroulements -, et le papier c’est aussi le support traditionnel pour le dessin. Ce qui permet une fois encore d’élargir le champ de la sculpture, à des notions graphiques par exemple. Ma série Obama (1990-1992) a été initiée au Japon puis terminée ensuite dans mon atelier du Dorset. J’ai été sur place dans l’atelier (workshop) du maître papetier M.Ohé qui m’a fait découvrir le papier washi qui est fabriqué à partir de fibres de feuilles de mûrier. Pour être découpé ou mis en forme, ce papier, à la fois très résistant et très souple, doit être humidifié. J’ai beaucoup apprécié tout ce travail autour du papier. Je me souviens que j’avais tracé trois lignes sur une grande feuille de papier mouillé, on l’avait ensuite posée sur une chaise de l’atelier et, quelque temps après, le papier, tel un moule ou une empreinte, avait pris la forme de la chaise, plié en angle droit. Cela renvoyait à notre propre corps, lorsqu’on est assis ou allongé, que l’on se sent léger ou au contraire très lourd. De même, je me souviens aussi que M.Ohé était allé sur l’auvent de son atelier pour ramasser des feuilles, préalablement déposées, qui avaient suivi l’ondulation des tuiles. Ca m’avait donné l’idée de faire des sculptures de papier.
Faut-il forcément voir toujours du sens à l’œuvre dans votre sculpture ?
En tout cas, je ne peux pas intervenir dans la perception que les spectateurs en ont. Je veux dire par là qu’un sens vient librement à eux certainement à la manière dont les sculptures se présentent directement à eux. Chacun voit et ressent ce qu’il veut, les sculptures vivent par elles-mêmes. On ne peut nier le rôle du sens ou de l’intention dans la sculpture. Quand la sculpture, qui ne doit d’ailleurs pas se sentir obligée de ressembler à de l’art, présente un contenu émotionnel et introspectif qui se double d’une compréhension maximale du médium, alors elle peut prétendre au statut d’œuvre d’art.
En France, hélas, la sculpture est souvent perçue comme le parent pauvre de l’histoire de l’art. Comment vivez-vous le fait que le médium sculpture soit autant négligé ?
Wait ! (rires) Ce n’est pas partout la même chose. En Angleterre ou dans le monde anglo-saxon, c’est différent. Il y a une vraie résurgence de la sculpture. Et, si l’on y regarde de plus près, la nouvelle sculpture, notamment anglaise, qui est apparue depuis quelques années, est bien plus importante que la peinture qui nous est actuellement donnée à voir. Depuis un certain nombre d’années, il y a une renaissance de la sculpture, vraiment.
Parmi vos rencontres importantes (Henry Moore, David Smith, Kenneth Noland, Michael Fried…), on mentionne souvent le nom du fameux théoricien de l’art moderniste Clement Greenberg (1909-1994). Quels étaient vos rapports avec lui ?
En 1959, je voyage aux Etats-Unis, je rencontre le sculpteur David Smith qui, comme moi, est très préoccupé de peinture, et le critique Clement Greenberg. Je m’intéresse alors à leurs recherches sur l’abstraction. Celui-ci avait un regard neuf, d’une grande fraîcheur. C’était non seulement un très bon œil, mais aussi un passeur d’idées, un très bon pédagogue, capable d’expliquer brillamment maintes et maintes choses, et pas seulement sur la sculpture moderniste américaine. Greenberg venait dans mon atelier, on discutait à bâtons rompus, puis on faisait aussi certains musées ensemble, dont la National Gallery of Art. Et je peux vous dire qu’il pouvait être aussi dur envers une toile, qu’il jugeait ratée, de Rembrandt qu’envers du Anthony Caro. Au-delà de son image d’homme aux avis bien tranchés, il était beaucoup plus ouvert qu’on ne croit. Avant de mourir, Clement Greenberg, celui qui passe pour être l’apôtre de l’art abstrait, m’avait même fait savoir qu’il appréciait des sculptures récentes que j’avais faites, alors que celles-ci tendaient ouvertement vers le figuratif.
Etes-vous heureux d’être fêté en grande pompe cette année en France ?
Je serai heureux quand ce sera fini ! (Rires) Le gros événement pour 2008, c’est cette commande publique de l’Etat français pour un ensemble monumental de sculptures pour le baptistère de l’église de Bourbourg dans le Nord (Le Chœur de lumière, église Saint-Jean-Baptiste). Il s’agit d’une église qui avait été en partie détruite par un avion, en mai 1940, et la rénovation de son chœur ruiné s’étale sur plusieurs années. On m’a alors demandé une œuvre in situ pour Bourbourg et je tiens à préciser qu’il s’agit d’une collaboration exceptionnelle avec le ministère de la Culture et la région. Il y aura des tours et des sculptures, situées dans les niches du chœur, ayant pour visée d’offrir un horizon propice à l’espoir, au calme et à la spiritualité. Le chœur sera un baptistère et une chapelle de l’espérance, orienté à l’est, afin de capturer le soleil du matin. L’eau y sera également présente. On pourra aussi, par une espèce de porte latérale, passer par là sans avoir à traverser forcément toute l’église. Il y aura comme une lumière intérieure, et pas seulement pour les catholiques ou les chrétiens, mais pour tout le monde. La religion m’intéresse moins que le spirituel. On vit dans un monde matérialiste, la télé nous montre plein de choses pénibles à voir, aussi j’ai envie de proposer un espace et un temps à part, un lieu pour se reposer, pour réfléchir, pour le recueillement.
Vous créez aussi bien des œuvres gigantesques, telles que des sculptures-architectures, que des œuvres de petites dimensions, à l’instar des Paper Sculptures. Entre le minuscule et le majuscule, s’agit-il de la même démarche, de la même appréhension des formes sculpturales ?
Ca dépend, ce que je veux éviter, c’est l’aspect maquette. Je n’aime pas les maquettes. Depuis qu’elle est descendue de son socle, qu’elle existe directement au sol et qu’elle ne se limite pas à être un modèle réduit ou un simple décor, la sculpture a gagné en force et en autonomie, tant mieux. Pour autant, lorsque je dois réaliser des œuvres immenses, j’ai recours à des maquettes, et, dans la mesure du possible, je dois alors imaginer en tout petit ce que ça va bien pouvoir donner en très grand. Je peux également expérimenter et proposer plusieurs dimensions, ça m’aide. Mais, au final, le rendu est toujours différent. Pour Bourbourg, j’ai fait deux petites tours avant de les faire en plus grand. En vrai, en basculant dans le réel, il arrive que le résultat final m’étonne. Tout est affaire de point de vue. D’où est-ce que l’on voit ? D’en bas ? D’en haut ? Tout compte fait, c’est cette multiplicité de points de vue qui fait aussi, et surtout, l’intérêt des œuvres en trois dimensions.
Il y a quelque temps, le musée Rodin et le musée d’Orsay à Paris ont fait dialoguer certaines de vos œuvres avec des pièces de leurs collections, vous aviez fait un travail autour du Déjeuner sur l’herbe de Manet. Vous trouvez ça intéressant ce dialogue entre les arts, et surtout entre les époques ?
Oui, en espérant que ca ne devienne pas systématique, tel un tic. J’avais fait un travail aussi à partir de la chaise de Vincent Van Gogh de la National Gallery. Ce qui m’intéresse, c’est le fait de se projeter dans un art plus ancien, cela permet souvent de voir les choses, d’hier comme d’aujourd’hui, de manière encore plus intense.
Dernière question, et puisque la France a enfin décidé de vous honorer comme il se doit, voyons les choses en encore plus grand ! L’Etat français a confié Monumenta (investissement de l’immense verrière du Grand Palais) à Anselm Kiefer (2007) et à Richard Serra (2008). Est-ce ça vous intéresserait, vous, Sir Anthony Caro, d’avoir à « gérer » un tel espace mis à votre disposition ?
J’aurais pu être intéressé par le passé, mais, désormais, je suis trop vieux ! I’m a old man ! Et, pour une telle entreprise, tout dépend de ce que ça pourrait apporter à mon art, à mon parcours de plasticien. Il faut que ça me fasse progresser. En outre, pour un projet d’une telle ampleur, on court toujours le risque d’avoir à affronter un hiatus entre la visée de l’Etat et le rêve de l’artiste.
Propos recueillis par Vincent Delaury, le 6 septembre 2008, à Paris, avec la collaboration de Delphine Guillaud, attachée de presse de la galerie Templon.
Recent Galvanised Works, 6 septembre – 3 novembre 2008, cf. L’œil n°606, page 97
Site Internet : www.anthonycaro.org
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Un entretien avec Anthony Caro
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