Art moderne

Anna-Eva Bergman, la mer allée avec le soleil

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 22 janvier 2020 - 2092 mots

CAEN

Des montagnes transparentes, des barques, des nuits arctiques, des soleils qui ne se couchent pas : les paysages boréaux d’Anna-Eva Bergman s’invitent au Musée des beaux-arts de Caen. Mais qui fut Anna-Eva Bergman, qui vécut dans l’ombre de son mari Hans Hartung ?

Elle connut la mélancolie des paquebots, l’étourdissement des paysages, les nuits sur le pont à observer la silhouette des montagnes sous le soleil de minuit. Sur ses tableaux, une ligne exprime une montagne de Norvège. Une feuille d’or ou d’argent donne à ressentir les vibrations de l’air et des couleurs. « Je veux dessiner le mouvement – le mouvement même et son rythme. Je veux créer la vie », écrit Anna-Eva Bergman dans ses carnets. La sienne fut une quête artistique patiente et enflammée, dont émerge un espace dématérialisé, dans lequel vibre la lumière. Elle fut aussi un roman d’amour fou et un film d’aventure qui la mena des pays nordiques de son enfance à la lumière d’Antibes, en passant par Vienne, le Paris des années 1920 et 1930, l’Allemagne où elle fut témoin de la montée du nazisme qu’elle combattit par ses dessins, l’île de Minorque où avec son mari, l’artiste Hans Hartung, ils furent accusés d’espionnage, et, surtout, deux voyages dans le Grand Nord, sous le soleil de minuit. C’est à l’impact de ces derniers sur sa création que le Musée des beaux-arts de Caen, en partenariat avec la Fondation Hartung-Bergman, consacre une exposition « Passages », à l’occasion de la 28e édition du festival Les Boréales, qui met la Norvège à l’honneur.

Hartung, le coup de foudre

Anna-Eva Bergman naît en Suède, à Stockholm, d’un amour embrasé et fugace. Le Suédois Broder Julius Gustafsson Bergman et la Norvégienne Edvardine Magdalene Margrethe Lund, dite Bao, se marient le 28 août 1909. Leur enfant naît exactement neuf mois plus tard. Six mois après, le couple se sépare, et Bao repart avec sa fille en Norvège. Elle est une femme indépendante et passionnée par l’étude des mouvements du corps et la gymnastique hygiénique et plastique, qu’elle enseigne et promeut. Seule, elle doit gagner sa vie. Elle confie sa fille à ses sœurs. Anna-Eva vit une enfance libre, au grand air. Elle ne joue pas à la poupée. Elle contemple les paysages, invente des histoires et dessine. À 16 ans, sa décision est prise et irrévocable : elle arrête l’école et sera artiste.

Admise à l’Académie des beaux-arts d’Oslo, elle suit sa mère à Vienne en 1928, où elle poursuit ses études à l’École des arts appliqués. Elle tombe bientôt gravement malade, de la vésicule biliaire – un mal qui la poursuivra tout au long de sa vie. À sa sortie de l’hôpital, mère et fille voyagent dans le Sud de la France. Bao poursuit le périple vers l’Italie ; Anna-Eva prend la direction de Paris. Seule.

Elle s’y inscrit à l’académie privée d’André Lhote en avril, s’y ennuie et en part deux mois plus tard. On n’est pas sérieux quand on a 20 ans. D’autant plus qu’Anna-Eva Bergman a rencontré un jeune artiste allemand de 25 ans, Hans Hartung. C’est le coup de foudre. Elle a 20 ans, et n’est pas encore majeure. Sa mère s’inquiète. « Il était difficile de concevoir un parti plus incertain que ce jeune peintre allemand qui, de plus, peignait de manière absolument incompréhensible et anarchique », écrit Ole Henrik Moe, historien de l’art qui fut aussi un proche ami d’Anna-Eva Bergman. La jeune artiste s’en moque. Ils se fiancent en juin et se marient en septembre, en Allemagne, où vit le docteur Hartung, père de Hans. Le jeune couple s’installe chez ce dernier, à Dresde. Ils y exposent et vendent leurs premières toiles. Mais la mort du docteur Hartung, en septembre 1932, scelle cette période d’insouciance : privés de ressources, Anna-Eva et Hans quittent Dresde pour s’installer chez Bao, à Paris.

Direction la Norvège

Anna-Eva et son mari peinent à joindre les deux bouts, même si Anna-Eva dessine beaucoup, avec humour et vivacité, et publie ses dessins dans les journaux, des familles en promenade dominicale, des cuisinières au fourneau, des émigrants allemands, des buveurs de bar, une cavalière de cirque… « Il suffit d’un trait, d’une couleur pour donner le sentiment du mouvement et de la vie », observe Christine Lamothe, experte de l’artiste à la Fondation Hartung-Bergman et commissaire de l’exposition « Passages » à Caen.

Et pourquoi ne pas partir en Espagne, où la vie est moins chère ? L’amour est à réinventer, la vraie vie est ailleurs ! Anna-Eva et Hans choisissent de poser leurs valises sur l’île de Minorque, dans les Baléares. Ils s’y font construire leur première maison, prennent un chien. Ils créent avec passion. Anna-Eva, passionnée par le nombre d’or et l’architecture, peint les rues, les maisons, l’église du village, Fornells, en même temps qu’elle s’amuse à écrire un livre de recettes du monde, qu’elle illustre avec esprit.

Mais en Allemagne, dont ils sont citoyens, Hitler est désormais au pouvoir. Les républicains de Minorque soupçonnent ces deux excentriques d’être des espions. Fin 1934, le couple doit quitter l’île. Après un périple entre Paris, Oslo, Stockholm et Berlin où Hans est inquiété par la Gestapo, les deux artistes posent leurs valises dans un petit appartement rue Daguerre, à Montparnasse. Le couple fréquente alors les artistes d’avant-garde, Kandinsky comme Mondrian. Mais Anna-Eva tombe à nouveau malade. Elle est hospitalisée à Berlin, une première puis une deuxième fois. Elle part se rétablir dans le Sud. Le 13 avril 1937, elle reçoit de Hans Hartung une lettre chargée de reproches et de plaintes. Elle lui répond par une lettre de rupture. Deux ans plus tard, divorcée, accompagnée de sa mère, Anna-Eva part s’établir en Norvège. Elle y restera treize années.

La redécouverte des paysages du Nord

Elle ne peint plus. Mais elle écrit et dessine pour les journaux. Avec talent. Quand elle le peut, elle dénonce le nazisme. Parmi ses admirateurs, un architecte octogénaire, Christian Lange, qui a participé à la restauration de nombreux monuments historiques. Il partage avec elle sa fascination pour le nombre d’or et l’initie aux techniques des métaux nobles, des feuilles d’or ou d’argent que les bâtisseurs du Moyen Âge avaient coutume d’utiliser. Elle les introduira plus tard dans ses tableaux. En 1944, elle épouse Frithjof Lange, fils de Christian Lange.

Leur mariage ne tarde pas à battre de l’aile. Bao, en 1946, apporte à Anna-Eva un paquet que Hans lui a remis à Paris, contenant dessins et aquarelles du temps de leur vie commune. « Cela a eu sur moi l’effet d’une explosion », lui écrira-t-elle quatre ans plus tard. Pour l’heure, « la réapparition de Hans la rappelle à l’art. Elle replonge dans la peinture », observe l’essayiste Marie-Noël Rio dans l’ouvrage collectif Anna-Eva Bergman [Les Presses du réel, 2011]. Les paysages qu’elle peint à cette époque sont encore conventionnels, mais son journal témoigne de ses angoisses artistiques : « Chaque couleur doit être vivante, doit avoir la place de vibrer », écrit-elle. « Existe-t-il quelque chose de plus beau qu’une ligne pure, sensible ? », s’interroge-t-elle encore. Dans les années 1949, 1950 et 1951, cette recherche de la ligne pure, de la couleur vibrante se donne à voir dans des peintures, à la manière d’un Klee ou d’un Kandinsky.

Ses voyages en Norvège, en 1950 puis en 1964, bouleversent son art et lui permettent enfin de s’accomplir. En juin 1950, elle embarque sur un bateau qui la mène au large de la Norvège, au cap Nord, vers les îles Lofoten et le Finnmark. « Le plus merveilleux soleil toute la nuit, pendant que nous glissions entre toutes les silhouettes magiques et étranges que sont les Lofoten », écrit-elle dans son journal. « Les montagnes semblent transparentes, plus rien n’a d’épaisseur. Tout semble comme une vision d’avenir, pas encore réalisé. » Face à ces paysages qui l’avaient marquée dans son enfance et qu’elle avait oubliés, ses formes se renouvellent en profondeur : pierres, falaises, stèles, fjords, montagnes construites au nombre d’or, corps célestes, et plus tard lacs, glaciers, horizons, où ces mystérieuses demi-barques qui dans les légendes nordiques sont le signe d’une mort qui approche, océans… C’est dans les années 1950 qu’elle commence également à travailler avec la feuille de métal, technique utilisée par les maîtres anciens et qu’elle avait apprise auprès de Christian Lange. Par-dessus, elle appose un glacis de plusieurs couches de tempera, qu’elle frotte et gratte jusqu’à ce que le métal transparaisse ou vibre sous les couleurs.

La maison d’Antibes

Le prochain voyage en Norvège, elle le fera avec Hans Hartung, en 1964. Car dès mars 1952, Anna-Eva Bergman est de retour à Paris. Quelques jours après son arrivée, elle se rend à la rétrospective de Julio González, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Elle y croise Hans Hartung. Ils ne se quitteront plus. Tous deux remariés – Hans a épousé Roberta González, la fille de Julio Gonzales –, ils doivent divorcer chacun de leur côté pour pouvoir à nouveau s’épouser en 1957. Hans est devenu une figure centrale de l’avant-garde française en Europe. « Il entraîne Anna-Eva dans son sillage : elle se fait un nom d’autant plus rapidement, mais un nom à son ombre », écrit Marie-Noël Rio. Anna-Eva se soucie toutefois peu des mondanités du milieu de l’art et de ceux qui lui reprochent de profiter de la gloire de son mari. À partir de 1959, l e couple vit dans une maison somptueuse près du parc Montsouris. Anna-Eva peut enfin peindre des toiles grand format.

Mais c’est surtout leur voyage dans le nord de la Norvège, en 1964, à bord d’un petit bateau postal, qui a un impact décisif sur son œuvre. Ils restent nuit et jour sur le pont, à contempler les paysages grandioses sous un soleil qui ne se couche pas mais dont la lumière ne cesse de changer. À son retour, ses motifs gagnent en monumentalité, exprimant le mystère des phénomènes climatiques boréaux. L’espace semble dilaté par la lumière. Face à ses toiles, le spectateur est troublé par la grandeur sublime d’une montagne exprimée par une seule ligne, saisi par les vibrations des couleurs et de l’obscurité. Les critiques s’intéressent de plus en plus à la force et à l’originalité d’Anna-Eva Bergman. Désormais, elle expose un peu partout dans le monde, de Paris à São Paulo – où elle représente la Norvège à la Biennale –, en passant par Oslo et Turin.

En 1967, Hans et Anna-Eva achètent un terrain sur les hauteurs d’Antibes pour y faire construire une maison au milieu des hauts pins. Hans dessine les plans de leur villa, dans laquelle ils s’établissent en 1973. Chacun y dispose d’un immense atelier, dévalant la pente en contrebas. Ils y vivront et peindront jusqu’à leur mort, une quinzaine d’années plus tard. Anna-Eva s’adonne entièrement à son art. Elle passe ses journées dans son atelier. Ses toiles, immenses, sont de plus en plus épurées, et donnent à voir aussi la lumière du Sud. « C’est du Finnmark et de la Norvège dont je rêve », confie-t-elle pourtant en 1979. « La lumière me met en extase […]. On a l’impression d’une couche d’air entre chaque rayon de lumière et ce sont ces couches d’air qui créent la perspective. C’est mystique. » Après sa mort, le 24 juillet 1987 à l’hôpital de Grasse, elle rejoint les flots qu’elle n’avait cessé de peindre : ses cendres sont dispersées dans la mer Méditerranée. « Elle est retrouvée ?/ – Quoi ? L’Éternité. / C’est la mer allée avec le soleil », écrivait Rimbaud.

Voyages initiatiques : l’exposition 

Et la lumière fut. Elle irradie les toiles d’Anna-Eva Bergman, qui sort peu à peu de l’ombre de son mari Hans Hartung. Alors que ce dernier a les honneurs du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, le Musée des beaux-arts de Caen consacre une magnifique exposition à Anna-Eva Bergman, en donnant à voir la révolution qu’engendrèrent dans son œuvre ses deux voyages dans le Grand Nord, en 1950 et 1964. À travers un ensemble de quatre-vingts œuvres sur toile ou sur papier et des photographies de paysages réunies à la manière d’un récit de voyage, on assiste à l’émergence d’un langage plastique nouveau. Les œuvres de 1950 évoquent encore l’École de Paris. Puis, d’un coup, elles laissent place à des œuvres monumentales et saisissantes, où la feuille de métal posée sur la toile transparaît sous la peinture, donnant vie aux horizons, aux glaciers, à la nuit, aux demi-barques surgies de la mythologie nordique et qui annoncent une mort proche. En regard, des œuvres sur papier ou des petits formats témoignent de l’ardeur des recherches plastiques de cette artiste à qui le Musée d’art moderne de la Ville de Paris consacrera une rétrospective en 2021.

Marie Zawisza

1909
Naît à Stockholm le 29 mai
1925
Entre à l’École d’État pour l’art et l’artisanat à Oslo puis intègre l’Académie des beaux-arts
1929
Se marie avec Hans Hartung : le couple voyagera beaucoup
1939
Se consacre au journalisme, à l’illustration et à la caricature
1946
Recommence à peindre et s’engage dans une voie non figurative
1955
Expositions personnelles à Paris, à la Galerie Ariel et à La Hune
1987
Décède à Grasse le 24 juillet
2020
Exposition au Musée des beaux-arts de Caen
« Passages. Anna-Eva Bergman »,
jusqu’au 1er mars 2020. Musée des beaux-arts de Caen, château de Caen (14). Tous les jours de 9 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h, à partir de 11 h le week-end, fermé le lundi. Tarifs 3,50 et 2,50 €. Commissaires : Christine Lamothe et Emmanuelle Delapierre. mba.caen.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : Anna-Eva Bergman, la mer allée avec le soleil

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