CAEN
Le Musée des beaux-arts de Caen rend hommage à l’œuvre de la peintre norvégienne, fait de paysages dépouillés et glacés. L’exposition « Passages » reconstitue son périple dans son pays.
Caen. À chacun son Anna-Eva Bergman. Après celle des années d’Antibes où l’artiste s’installe en 1973, présentée au Domaine de Kerguéhennec en 2017, on découvre celle qui s’embarque en 1950 pour le Grand Nord, plus précisément pour la Norvège, son pays natal. L’exposition de Caen suit ses expéditions – elle y revient en 1964 avec Hans Hartung – et l’évolution de sa peinture face au paysage. Bien documenté – photos, carnets de voyage – grâce à Christine Lamothe de la Fondation Hartung-Bergman, commissaire de l’exposition avec Emmanuelle Delapierre, directrice du musée, le parcours chronologique détaille avec une précision extrême chaque phase de cette production picturale.
Ainsi, la première salle met en scène les travaux qui couronnent les tentatives dans le domaine de la non-figuration, entamée par Bergman depuis 1946. Réalisées essentiellement en tempera et encre de Chine, ces petites œuvres, aux surfaces traversées par des diagonales ou des lignes ondulantes, dégagent un fort dynamisme, voire une certaine sensation chaotique. Une riche gamme chromatique, de nombreux effets de transparence, le recours à la feuille d’or qui devient pratiquement son signe de reconnaissance, Bergman cherche son langage artistique.
Pour autant, peut-on parler d’une œuvre originale ? Selon Christine Lamothe, il est important de montrer ces débuts afin de mieux comprendre le trajet de la peintre norvégienne. Certes, mais l’on peut penser que la mise en regard avec les artistes de l’École de Paris de l’après-guerre ou avec les surréalistes, surtout Miró, aurait été utile pour connaître les sources de sa formation.
Quoi qu’il en soit, la rencontre avec la nature, l’ouverture sur les espaces immenses entre mers et montagnes, donne lieu à une peinture puissante, composée de formes unifiées, des blocs de couleur imposants. Plus que peinte, cette œuvre silencieuse semble taillée dans la matière. Jamais illustrative, Bergman réussit à capter le sentiment du voyageur dominé par cette architecture dépouillée et monumentale. Ce que l’on nommerait le sublime.
Pour ce faire, il faut, écrit-elle, « trouver l’expression qui peut suggérer l’atmosphère, l’effet des couleurs ». En somme, il faut simplifier, transposer, se préoccuper de la structure et de la forme au détriment du principe de l’imitation. Cependant, le « passage », pour employer le judicieux titre de l’exposition, se fait en deux temps. Ainsi, les premiers paysages gardent encore des traces de l’énergie débordante qui caractérisait sa période précédente. Même « apprivoisée », cette dernière surgit tantôt par secousses (Finnmark hiver, n° 2-1966), tantôt par une géométrie irrégulière qui anime la composition (Barque, n° 12-1964).
Puis, ces paysages sans limites, des visions étranges et glacées, comme filtrées par une vitre invisible, se stabilisent en se géométrisant. Tout n’est qu’un regard posé sur un monde minéral, un monde arrêté où toute activité est suspendue. D’une luminosité impitoyable, les plaines, étendues à l’infini, restent inaccessibles au visiteur, progressivement saisi d’un sentiment d’irréalité (Cap II, n° 32-1979).
Les dernières toiles, accrochées dans le bel atrium, sont une parfaite démonstration de ce que l’on peut qualifier de représentation abstraite de la nature. Une ligne d’horizon tendue, le reflet d’une montagne, des vaguelettes suggèrent plus que désignent. On a souvent fait le rapprochement entre des toiles comme Horizon noir n° 31-1975, un paysage à la verticale, un empilement d’un rectangle blanc sur un rectangle noir et les dernières œuvres austères de Mark Rothko. Il est probable que Bergman aurait fait sienne la déclaration de l’artiste américain : « Il n’existe pas de bonne peinture qui ne parle de rien. Le sujet est essentiel. » Comme lui, à sa façon, elle fait disparaître toute trace de présence humaine. Est-ce le besoin de se trouver seule face à son objet de désir, d’éliminer toute concurrence ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°536 du 3 janvier 2020, avec le titre suivant : Anna-Eva Bergman, peintre du Grand Nord en majesté