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1985, Le Polyamide de Christo est une création originale

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 15 janvier 2025 - 1037 mots

L’idée de Christo et Jeanne-Claude d’empaqueter des ouvrages dans l’espace public, quand elle est matérialisée, à l’instar du Pont-Neuf emballé, est protégée. Ce n’est pas le cas d’une simple idée, ainsi que le montre le procès de 1987 contre une agence publicitaire assignée par les artistes.

Berlin, 1961. Dans la nuit du 12 au 13 août, la République démocratique allemande construit le Mur de Berlin. Apatride sans passeport et réfugié d’un pays communiste, Christo – de son nom complet Christo Vladimiroff Javacheff (1935-2020) – est révolté. Avec son épouse Jeanne-Claude (1935-2009), une « rousse flamboyante comme empaquetée d’un film plastique », selon ses propres termes, rencontrée trois ans plus tôt alors qu’il remettait une toile à son père, le général Jacques de Guillebon, il conçoit le projet de barrer la rue Visconti à Paris, dans le 6e arrondissement, par un mur de barils de pétrole. En couple à la ville comme en art, Christo et Jeanne-Claude s’installent à New York et poursuivent leur travail visant à mettre en scène toiles, câbles et structures métalliques pour créer des œuvres éphémères. L’objectif est de s’approprier les lieux in situ par leur « empaquetage », non sans évoquer une certaine forme de land art.

Une dette envers la Ville Lumière

Après avoir posé un rideau safran dans une vallée du Colorado (Valley Curtain, 1970-1972) ou encerclé les îles de la baie de Biscayne à Miami d’une ceinture en polypropylène rose fuchsia (Surrounded Islands, 1983), le couple jette son dévolu sur le plus vieux pont de Paris. Christo a une dette envers la Ville Lumière qui l’a accueilli lors de son passage du monde communiste au « monde de la liberté d’expression artistique ». C’est ainsi que le 22 septembre 1985 les artistes révèlent aux Parisiens le Pont-Neuf empaqueté de 40 876 mètres carrés de toile de polyamide couleur « pierre de Paris », celle-ci étant retenue par 13 076 mètres de corde et 12 tonnes de chaînes d’acier. Le pari de Christo et Jeanne-Claude est gagné : faire que le pont devienne une architecture moderne et presque aérodynamique !

Le lendemain, Christo et Jeanne-Claude apprennent qu’une société anglaise souhaite survoler, à bord d’un hélicoptère, leur œuvre pour réaliser des images destinées à la télévision. Ils décident d’assigner en référé d’heure à heure – procédure d’une extrême urgence – pour interdire toute captation qui serait susceptible de porter atteinte à leurs droits d’auteur, puisqu’ils vivent de la vente de leurs travaux préparatoires. Les juges doivent trancher : l’empaquetage du Pont-Neuf est-il original ou relève-t-il d’une simple idée ne pouvant être protégée ?

Le 25 septembre 1985, le président du tribunal de grande instance de Paris estime que l’œuvre est bien une création originale. Il est vrai que créer, c’est faire quelque chose qui n’existait pas avec des matériaux existants. Il s’agit là du nécessaire enrichissement de l’univers des formes par un acte matériel créateur. Ceci explique la popularité de la formule du professeur de droit Henri Desbois selon laquelle « les idées par essence et par destination sont de libre parcours », bien que cette affirmation ne résulte pourtant d’aucun texte du code de la propriété intellectuelle ! Avec cette maxime, le droit d’auteur reconnaît et protège toutes les créations dès lors qu’elles sont des œuvres de l’esprit, à savoir une création qui a pris forme et qui est originale. Principe qui peut être remis en cause en démontrant l’absence d’originalité. Les Anglais font appel. Le 13 mars 1986, la cour d’appel de Paris donne définitivement raison à Christo et Jeanne-Claude au motif que « l’idée de mettre en relief la pureté des lignes du Pont-Neuf et de ses lampadaires au moyen d’une toile soyeuse tissée en polyamide, couleur de pierre de l’Île-de-France, ornée de cordage en propylène de façon que soit mis en évidence, spécialement vu de loin, de jour comme de nuit, le relief lié à la pureté des lignes de ce pont, constitue une œuvre originale susceptible de bénéficier à ce titre de la protection légale ». Échec et mat pour les Anglais.

Peu de temps après, le couple découvre qu’une campagne publicitaire met en scène des arbres empaquetés sur l’avenue des Champs-Élysées. Auréolés de leur succès, les artistes assignent pour contrefaçon l’agence publicitaire. Or le 26 mai 1987, le tribunal de grande instance de Paris estime que la loi« ne protège que des créations d’objets déterminés […] et non pas un genre ou une famille de formes qui ne présentent entre elles des caractères communs que parce qu’elles correspondent à un style découlant d’une idée, comme celle d’envelopper des objets ». Aussi, Christo et Jeanne-Claude ne peuvent « prétendre détenir un monopole de ce genre d’emballage et à l’accaparement de l’enveloppement de tous les arbres non plus que de tous les ponts-voûte qui présentent quelque ressemblance avec le Pont-Neuf ». Autrement formulée, l’idée d’empaqueter des ouvrages dans l’espace public ne peut être protégée, mais la même idée peut l’être à partir du moment où il y a une création matérialisée !

Si le raisonnement peut paraître alambiqué, il ne l’est pas. Il confirme le refus de protéger de simples idées. C’est pourquoi les artistes disposent toujours de la possibilité d’agir sur le fondement d’une faute, d’une action en concurrence déloyale ou sur le parasitisme artistique. Le 3 juin 1988, le tribunal de grande instance de Paris a pu refuser de protéger le « genre cubiste » tout en condamnant une agence de publicité qui avait tenté d’établir une confusion avec des tableaux de Pablo Picasso car elle avait fait « un usage illicite de l’image du créateur d’exception que fut Pablo Picasso auprès du public », et qu’« une telle atteinte cause aux héritiers du peintre un préjudice moral, direct, réel et certain qu’il convient de réparer ».

Grâce à Christo et Jeanne-Claude, il est rappelé que sans les idées, il n’y aurait peut-être ni œuvre ni droit, et le problème réside dans la confusion sciemment entretenue entre la forme et le fond, une construction bien plus intellectuelle et byzantine que fondée sur la réalité de la création. Il est peut-être temps pour le juriste d’apporter de la nuance dans la maxime de Desbois en reconnaissant aux artistes un véritable droit d’auteur sur leurs idées. Après tout, l’art de Christo et Jeanne-Claude n’est pas qu’une simple idée mais la quintessence de l’originalité qui jaillit du tréfonds de leur être.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°647 du 17 janvier 2025, avec le titre suivant : 1985, Le Polyamide de Christo est une création originale

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