La Cour de cassation a examiné les pourvois contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 décembre 1995, condamnant les commissionnaires de Drouot (UCHV) à payer 10 332 900 francs au GIE de commissaires-priseurs Gersaint, à la suite du vol en 1990 d’un camion rempli d’objets d’art laissé sans surveillance. Sa décision relance l’affaire et pourrait alourdir la facture pour les commissaires-priseurs ou les Savoyards.
PARIS - Une cascade de négligences, c’est ce que la justice a dû trancher dans l’affaire opposant le GIE de commissaires-priseurs et les commissionnaires de l’hôtel des ventes de Drouot (société en nom collectif des célèbres Savoyards). Dans la nuit du 28 au 29 novembre 1990, quatorze commissionnaires de Drouot, fatigués d’une longue journée d’exposition à l’hôtel Crillon, avaient laissé en plan leur camion chargé d’objets d’art, en route pour un dépôt de Bagnolet. Des voleurs avaient profité de leur halte nocturne au bistrot pour partir avec le véhicule, retrouvé plus tard vidé de son chargement. Les assureurs avaient dénié leur responsabilité parce qu’ils n’avaient pas été avisés du convoi et que le camion n’était pas protégé – ni gardien, ni antivol, et portes laissées ouvertes. Le Tribunal de Grande Instance (TGI) et la Cour d’appel de Paris avaient pu conclure, à la demande des commissaires-priseurs, à la faute lourde des Savoyards, ce qui interdisait à ces derniers d’invoquer leur limitation de responsabilité à 600 000 francs par chargement et mettait hors de cause leur assureur.
Au fil des arguments contradictoires, il apparaissait aussi que les commissaires-priseurs n’avaient apparemment pas demandé d’assurance ou de sécurité particulières pour le convoi, que leur police d’assurance ne couvrait pas les risques survenus entre 20h et 7h (les objets doivent dormir eux aussi...). Cela ne les empêchait pas de demander que leurs commissionnaires les indemnisent d’un “manque à gagner” de 4 080 136 francs, en sus du prix du chargement. L’examen des conclusions de l’expertise judiciaire – concluant à une valeur du chargement de 15 469 000 francs, alors que les commissaires-priseurs, empilant les prix de réserve, demandaient 19 millions – montrait que beaucoup de réquisitions de vente, pourtant obligatoires, manquaient ou ne mentionnaient pas de prix de réserve ou des prix fantaisistes, jusqu’au triple des estimations. Par ailleurs, les demandes de Gersaint incluaient des objets fantômes dont il “n’était pas en mesure de désigner les propriétaires et pour lesquels [il n’était] fait l’état d’aucune revendication. Du “bourrage” de sinistre en quelque sorte, auquel les juges faisaient pièce en relevant que le GIE “ne justifie pas en effet, d’un intérêt né, actuel, personnel et direct à être indemnisé à la suite de la disparition des biens en question, qui ne lui appartiennent pas et dont l’origine ne s’avère pas exactement connue, alors que les conditions dans lesquelles ils auraient été confiées demeurent imprécises...”
Enfin, l’examen des polices d’assurances faisait apparaître des approximations rédactionnelles obligeant les juges à une relecture attentive pour déterminer, de façon discutable, que l’un des assureurs des commissionnaires (les Mutuelles du Mans) devait sa garantie à concurrence de 3 996 800 francs, alors que la police invoquée ne couvrait pas les vols en cours de transport, tandis que l’autre (Allianz) ne la devait pas, le camion étant dépourvu du dispositif antivol imposé par le contrat.
Comparution fleuve
Le TGI, aidé par l’expert Jean-Pierre Camard, puis la Cour d’appel de Paris avaient remis en ordre l’écheveau des griefs et revendications contradictoires et condamné l’UCHV à payer 10 332 900 francs au GIE Gersaint, et les Mutuelles du Mans à contregarantir le dommage pour 3 996 800 francs.
Comparution fleuve devant la Cour de cassation, qui devait répondre à 69 demandeurs ou défendeurs sur six moyens de cassation. L’arrêt de la 1ère Chambre civile risque d’entretenir un “suspense” qui pourrait être coûteux pour les protagonistes. En effet, la Cour a accepté deux des moyens de cassation invoqués. Le premier, soulevé par les commissionnaires, rappelait que le Code de commerce (art. 105) fixe un délai de trois jours pour faire des réserves auprès du transporteur en cas de dommages, ce que Gersaint avait omis de faire auprès de l’UCHV, encourant ainsi la forclusion de son action.
Incroyable omission ! Les juges d’appel avaient écarté l’argument, ce qu’a censuré la Cour de cassation. Si la Cour de renvoi – Versailles – accueille l’argument de l’UCHV, Gersaint devrait rembourser aux commissionnaires les 10 millions perçus (plus les intérêts légaux), ce qui serait la lourde sanction d’une négligence de trop. Le second moyen accepté par la Cour risque, lui, de remettre l’UCHV sur la sellette. En effet, la Cour a critiqué l’interprétation par les juges d’appel de l’assurance des Mutuelles du Mans, estimant qu’elle dénaturait les termes clairs et précis de la convention. On peut penser que la Cour de renvoi mettra hors de cause ou réduira sensiblement la garantie due aux commissionnaires par la compagnie (le TGI avait d’ailleurs fixé cette garantie à 11 241 francs !).
C’est donc 3 900 000 francs que l’UCHV aura à rembourser aux assureurs si les juges de Versailles tranchent en faveur des Mutuelles du Mans. La halte nocturne du 28 novembre 1990 n’a pas fini de donner des sueurs froides aux commissaires-priseurs et à leurs commissionnaires.
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Quatorze verres de trop
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°63 du 19 juin 1998, avec le titre suivant : Quatorze verres de trop