En 2017, cinq campus américains accueilleront en leur sein un centre d’art, lieu de création, d’expérimentation et d’exposition censé participer de l’attractivité de l’université.
HOUSTON (TEXAS) - Keanu Mitanga s’éloigne de la foule pour s’aventurer dans le dédale du bâtiment blanc immaculé. À sa gauche, dans une salle insonorisée, un étudiant peint dans le vide, manettes nouées autour des poignets et lunettes de réalité virtuelle sur le nez. À droite, un grand atelier de création et, au bout du couloir, un atelier de travail du bois et du métal. Arrivé à l’étage, le jeune homme à la coupe afro se laisse tomber dans un pouf, face à des salles de classe. Une question s’échappe de ses lèvres : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de tout ça ? »
Keanu, en deuxième année de musique et business à la Rice University de Houston, au Texas, assistait le 24 février à l’inauguration du « Centre Moody pour les arts » de son établissement, l’un des plus réputés du sud des États-Unis. Un de ces centres ou musées universitaires qui se développent à un rythme effréné en Amérique, où les grosses écuries de l’enseignement supérieur rivalisent à coups de dizaines, voire de centaines de millions de dollars pour être à la pointe de l’art.
Une approche novatrice
Pour la seule année 2017, cinq grandes universités, parmi lesquelles les très prestigieuses Princeton et Columbia, ouvrent leur espace. L’objectif : se parer d’une vitrine d’art, replacée au cœur de l’enseignement, pour attirer de nouveaux profils d’étudiants et s’adapter à un nouveau mode d’apprentissage. Il ne fait « aucun doute qu’il s’agit d’une tendance », assure Kimberly Davenport, une responsable du Moody, en évoquant l’enchaînement des ouvertures aux quatre coins des États-Unis, de Harvard à Yale en passant par Stanford.
Le Moody Center for the Arts, construction basse et rectangulaire ultramoderne qui a coûté 30 millions de dollars, est le premier de l’année à inaugurer ses 4 650 mètres carrés, dans une région davantage connue pour ses infrastructures pétrolières que pour son effervescence culturelle. « Nous sommes un genre d’espace différent. Ni un musée typique, ni un bâtiment de campus ordinaire. Nous essayons vraiment de faire quelque chose de nouveau. Une approche novatrice et radicale », promet la directrice des lieux, Alison Weaver, coupe blonde au carré et blouson en cuir, tout en faisant visiter l’édifice qui ne compte qu’une salle d’exposition. Le photographe Thomas Struth, dont les travaux sont exposés de manière permanente au Solomon R. Guggenheim Museum de New York ou à la Tate de Londres, y présente une série de photographies.
L’objectif du centre d’art, explique la directrice en pénétrant dans une salle obscure, « est de promouvoir la coopération interdisciplinaire » en offrant une plateforme collaborative à des étudiants de tous horizons. Elle en veut pour symbole cette « boîte noire » dans laquelle elle se tient. Doucement, autour du visiteur repéré par une dizaine de capteurs, se forme une couronne de fleurs multicolores. Une réalisation d’étudiants en sciences informatiques qui ont soumis leurs compétences à l’épreuve artistique. « Nous offrons un espace expérimental à la fois pour la fabrication et l’exposition », résume Alison Weaver. Avec son centre d’art, Rice la généraliste « va désormais être une destination pour ceux qui s’intéressent aux arts », se félicite le directeur de l’université, David Leebron. Et même au-delà, puisque nombre d’étudiants « voient l’art comme un aspect essentiel de leur éducation », quand bien même ils étudieraient des disciplines différentes.
Un espoir et un enthousiasme partagés à Princeton, qui a investi la somme colossale de 330 millions de dollars pour ouvrir son gigantesque « Centre Lewis pour les arts » en octobre 2016 dans le New Jersey, las de « perdre des étudiants au profit d’universités rivales », de l’aveu même du président du centre, Michael Cadden. « Tout comme on construit des laboratoires dernier cri pour les sciences, on se doit d’offrir des laboratoires d’art dernier cri », juge-t-il. Selon lui, depuis plus d’une décennie que le projet est sur les rails, la tendance s’est déjà inversée et les recrutements d’étudiants aux profils artistiques explosent. Le centre possède un musée d’art déjà ouvert, qui comprend une très riche collection d’art moderne avec plusieurs paysages de Claude Monet ou encore des œuvres de Kandinsky ou de Picasso.
Le Lewis jouera lui aussi la carte du décloisonnement des disciplines, pour développer « créativité, innovation, pensée critique et empathie, bref, des qualités qui contribuent positivement à n’importe quel métier ». Comparativement à la France, où ce concept n’en est qu’à ses balbutiements, « les musées universitaires jouent un rôle central » aux États-Unis, où l’État n’investit quasiment pas dans l’art, explique Martin Fox, historien de l’art. « Sans aucun doute, cela donne du prestige aux universités qui s’en dotent », estime-t-il.
Du musée au lieu d’expérimentation
Depuis le premier du genre ouvert à l’université de Yale en 1831-1832, ces établissements se sont développés en plusieurs vagues, parallèlement aux musées traditionnels. Jusque dans les années 1990 encore, la tendance était au mimétisme vis-à-vis des « grands frères », en cherchant à s’ouvrir au grand public. Mais depuis quelques années, une mue a été rendue inéluctable par l’évolution des musées classiques, bien souvent dotés de semblables amphithéâtres, de salles de conférence, et présentant des expositions interactives, ce qui place régulièrement le visiteur en position d’apprendre plus que de contempler. Cette ligne de démarcation devenue plus ténue a contraint les musées universitaires à se poser la question de leur rôle. L’examen de conscience a débouché sur ces établissements qui se décrivent aujourd’hui comme des lieux d’expérimentation interdisciplinaire et de prise de risque artistique. Voir des étudiants en blouse blanche se gratter le menton devant une sculpture pour compléter un cours de médecine fait partie du quotidien de ces musées hybrides. En cela, ils suivent les grandes priorités gouvernementales énoncées par l’Institute of Museum and Library Services, l’une des agences fédérales qui supervisent l’art aux États-Unis : prendre les étudiants scientifiques par la main et créer des espaces de création.
La terminologie aussi a changé. On use désormais des termes de « laboratoire », ou d’« incubateur », comme c’est le cas à la Virginia Commonwealth University, qui ouvre son institut d’art contemporain (ICA) en octobre. Cette université publique de l’Est américain, qui héberge depuis des années la faculté d’art la mieux classée du pays, était pressée d’ouvrir son lieu propre, selon Lisa Freiman, directrice de l’ICA. Ce dernier, fort de ses 3 800 mètres carrés, ne possédera pas de collection d’art. Sa première exposition, prévue le 28 octobre prochain, intitulée « Déclaration », se veut une réflexion sur l’art contemporain à travers une sélection de peintures et sculptures. L’institut, explique Lisa Freiman, servira de « forum pour les discussions et le débat » sur les sujets de société. Et apportera la dernière pierre à la légitimité de l’établissement, une fois que les six derniers millions de dollars auront été levés.
Les investissements, souvent démesurés dans un pays où les frais de scolarité, exorbitants, restent un problème majeur, ne sont toutefois pas de nature à effrayer les universités. Ces établissements sont souvent entièrement financés par des mécènes ou des fondations qui trouvent leur compte dans la défiscalisation de l’art. Au final, le coût de revient par étudiant n’est que de « quelques centimes », mais le bâtiment « bénéficie à toute la communauté » et permet l’émergence d’une « nouvelle génération » qui aura vu son éducation infusée dans l’art, résume Dana Kletchka, de la National Art Education Association. Du coup, une université comme Duke, située dans l’ancienne Caroline du Nord, terre du tabac et du textile, n’hésite pas à ouvrir un centre d’art… dix ans après un premier musée. À la suite du Nasher, qui possède une collection hétérogène allant du médiéval au contemporain avec quelques œuvres majeures comme un Paysage à l’oiseau de Fernand Léger, le Durham, centré sur l’image animée, doit être inauguré cet hiver après avoir bénéficié d’un investissement de 50 millions de dollars. Le premier est « fabuleux », mais manquait d’un espace pour « fabriquer », justifie Scott Lindroth, vice-président des arts. Surtout réputée pour sa fac de médecine, Duke a vu les « perspectives des étudiants totalement changer » au fil du temps et entend elle aussi gagner ses lettres de noblesse dans l’art.
S’il devait choisir entre deux universités équivalentes, un étudiant opterait-il pour celle qui possède un tel lieu d’art ? Oui, répond Keanu Mitanga. En tant que violoniste, il ne se servira probablement pas du centre d’art de la Rice University. « Mais le message envoyé est le bon », reconnaît-il dans un français parfait. « Si on met beaucoup d’argent dans l’art, c’est qu’on lui donne beaucoup d’importance. »
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Abonnez-vous dès 1 €Moody Center for the Arts at Rice University (Northwest corner, view of the north and west façades) © Photo : Nash Baker.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°476 du 31 mars 2017, avec le titre suivant : L’université, tout un art