Les mises en examen successives de commissaires-priseurs ou les décisions de justice les mettant en cause, parfois au titre de pratiques anciennes et connues, ne peuvent plus être mises sur le seul compte de coïncidences malheureuses. Il est légitime de s’interroger sur cette situation de crise et l’absence de réaction des opérateurs du marché, souvent associés aux opérations aujourd’hui critiquées.
PARIS - Il y a 14 ans, les Dossiers du Canard Enchaîné publiaient un numéro spécial intitulé Les milliards de l’art, qui relatait les petites et les grandes manies du marché. Les commissaires-priseurs y étaient particulièrement visés. À la relecture, on constate que les pratiques qui à l’époque prêtaient plutôt à rire – les ventes de gré à gré, le “gogo“ sortant ravi de Drouot avec son tapis ancien tout neuf sous le bras – sont devenues autant de chefs d’inculpation. Comment et pourquoi les commissaires-priseurs, alors en pleine ascension au box office des professions médiatiques, “des fils de pub ministériels“ en quelque sorte, sont-ils aujourd’hui cantonnés à la communication de crise devant la succession des mises en examen ?
Il y a certainement des facteurs qui ne sont pas exclusifs à la profession. À la Santé, Guy Loudmer est détenu dans une cellule proche de celle occupée autrefois par Loïc Le Floch Prigent, des banquiers et des industriels. Après les “années fric“, la société a mal admis que l’argent facile – et l’impunité dont il bénéficiait – prospère aussi rapidement que se développait l’exclusion. Les “petits juges“, modernes Robin des Bois, sont peut-être l’expression de ce rejet de la délinquance économique. Peut-être le consumérisme a-t-il aussi pris du poids. Les doléances individuelles, qui s’enterraient tranquillement dans les dossiers, sont désormais relayées par des groupements structurés.
Bien d’autres explications pourraient être avancées. Pour les relations entre le microcosme des commissaires-priseurs et son environnement, différents facteurs peuvent se rassembler sous un chapeau commun : la confrontation entre un statut rigide encourageant à l’immobilisme et des évolutions rapides du marché qui se soldent aujourd’hui par une secousse, peut-être annonciatrice d’un séisme. Certaines évolutions se sont faites sans que les commissaires-priseurs y prennent garde, enfermés dans l’alternative : entrer dans le jeu en violant leur statut ou refuser toute “transgression“ et se condamner à la stagnation. Il est reproché aujourd’hui à certains officiers ministériels d’avoir vendu du neuf, effectué ou couvert des ventes de gré à gré – au besoin, ce qui est plus grave, en falsifiant des actes authentiques –, voire même d’avoir fait le jeu de maisons de vente étrangères en leur amenant des clients et en touchant des commissions. Bref, d’avoir entretenu des collusions avec un marché dont ils continuent à se présenter comme les arbitres.
Une collusion quasiment inéluctable
L’évolution même des marchés rendaient cette collusion quasiment inéluctable. À partir du moment où tout se mesurait à la puissance de communication, à la gestion des prix records, mais également à la capacité d’apporter une plus-value de savoir et de services, financiers, fiscaux ou autres, les commissaires-priseurs devaient s’immiscer dans le marché. Et les négociants ne les ont pas repoussés, jusqu’à leur transférer, consciemment on non, une partie de leur fonds de commerce. Il y a des galeries qui ne se cachent pas de cantonner leur action à la recherche et à la documentation des œuvres, comptant sur les enchères pour en assurer la commercialisation ; il y a des études qui ne se cachent pas, ou peu, d’avoir sous-traité une grande partie de l’organisation de leurs ventes à des négociants ou des experts.
Intérêt du corps et interprofession
Toutefois, cette confusion des genres ne s’est pas accompagné de la renonciation à leurs privilèges par les officiers ministériels. Les transferts de plus-values entre les commissaires-priseurs et les autres opérateurs du marché depuis une dizaine d’années montrent que les commissaires-priseurs, au lieu d’assumer le leadership d’un marché qui s’ouvrait à la communication, ont toujours privilégié l’intérêt de leur corps à celui de l’interprofession.
L’histoire fiscale est significative de cette évolution. En juillet 1991, une réforme fiscale soumet à la TVA les ventes des marchands effectuées aux enchères, assujettit les artistes à la TVA et supprime le système de la marge forfaitaire de 30 % appliquée aux galeries pour les ventes d’œuvres d’art originales. Après quelques flottements – il avait été envisagé de faire supporter à l’acquéreur la TVA en sus du prix d’adjudication, ce qui intéressait fiscalement les marchands mais imposait d’identifier dans les catalogues les objets provenant de chez eux –, l’adjudication à prix unique, comprenant donc la TVA due par les marchands, a été retenue. Bref, toute la profession s’est cotisée au nom de la rigueur, sauf les commissaires-priseurs.
Bien plus, la soumission des ventes publiques à la TVA permet aux officiers ministériels, qui avaient bénéficié en 1989 de la réduction des droits d’enregistrement de 7 à 2 %, d’obtenir la suspension de ces droits en 1992, puis leur suppression en 1993. L’évanouissement de ces taxes, que se partageaient l’État et les collectivités territoriales, a représenté de 1989 à 1997 une moins-value fiscale de plus de 4,5 milliards de francs. Sauf le contribuable – il a bien fallu boucher le trou –, le monde de l’art dans son ensemble aurait pu être satisfait puisque les frais acheteurs étaient allégés d’autant. Hélas, les commissaires-priseurs empochent depuis 1993 une grande part de cette moins-value fiscale par le biais de l’institution du tarif linéaire de 9 % (jusqu’alors, leurs émoluments étaient dégressifs de 9 à 2 %). Si les commissaires-priseurs gagnent plus d’argent, les acheteurs (les marchands sont les plus importants d’entre eux) et les contribuables supportent l’addition.
Au seul bénéfice des commissaires-priseurs
Sans se livrer à de savants calculs, on peut simplement relever que la généralisation de la TVA a coûté à tout le marché (des antiquaires aux galeries en passant par les artistes), sauf aux commissaires-priseurs, et a organisé, via le budget de l’État et des collectivités territoriales, un transfert de plusieurs milliards de francs des opérateurs du marché aux commissaires-priseurs. Plus modestement, la récente affaire des droits de reproduction sur les catalogues de ventes aux enchères s’analyse également comme une dérogation, à la charge des artistes ou de leurs ayants droit, au seul bénéfice des commissaires-priseurs. Et depuis deux ans, on explique aux acheteurs qu’il leur faudra en outre payer une “taxe parafiscale“ sur les ventes pour indemniser les études privées de leur monopole.
L’approche fiscale – une parmi d’autres – explique sans doute que l’interprofession ne se mobilise pas pour dire que certains des errements reprochés aux commissaires-priseurs ne sont parfois que l’expression de pratiques acceptées par le marché. Il ne s’agit pas d’exonérer les uns ou les autres de leurs responsabilités. Le double langage, consistant à se plaindre des inconvénients d’un statut contraignant tout en s’accrochant aux privilèges qu’il comporte, trouve aujourd’hui sa sanction.
Il est regrettable encore une fois qu’en France, l’abandon des privilèges ne puisse se gérer que dans la crise. On se prépare à voir tomber les premières têtes. Certaines ne sont pas, hélas, les moins bien faites de la profession.
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Les commissaires-priseurs aux prises avec la Justice
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°53 du 30 janvier 1998, avec le titre suivant : Les commissaires-priseurs aux prises avec la Justice