Photographie

Vivian Maier, de l’art de créer une artiste

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 17 janvier 2014 - 1564 mots

Une nourrice anonyme. Des milliers de négatifs jamais développés. Des images dignes des plus grands photographes. L’emballement marchand et médiatique… La découverte récente de l’œuvre de Vivian Maier met en exergue la chaîne de «Â fabrication » d’une artiste.

L'histoire est magnifique, quasiment hollywoodienne : comment fut découvert l’œuvre entier d’une photographe jusqu’ici inconnue, plus de 150 000 images d’une puissance et d’une justesse dignes de Diane Arbus, Robert Frank, Lisette Model ou Helen Levitt, et qui firent le destin posthume d’une vieille fille acariâtre. Vivian Maier, ladite photographe américaine, a enregistré de manière compulsive son environnement dès la fin des années 1940 sans jamais montrer ses images, ni même toujours développer ses rouleaux de films. Pourtant, depuis sa redécouverte il y a cinq ans, la machine médiatique s’est emballée. Un long métrage passionnant sortira même en France l’été prochain – Finding Vivian Maier de John Maloof, le découvreur de Vivian Maier –, quand la BBC lui a déjà consacré un long et tout aussi captivant documentaire diffusé dans l’exposition programmée au Château de Tours par le Jeu de paume.

Avec Vivian Maier se déploie un véritable cas d’école : celui de la fabrication d’une artiste en une synthèse de la chaîne des responsabilités, des validations esthétiques, historiennes et marchandes. C’est l’histoire d’un trésor découvert par hasard, en 2007, dans une salle des ventes de Chicago par John Maloof, un jeune homme de 25 ans venu chercher des vues du quartier de Portage Park pour illustrer un ouvrage en préparation sur la ville. Le lot de photographies et de négatifs provient de la saisie de cinq entrepôts jusqu’ici occupés par les affaires d’une vieille dame, collectionneuse compulsive de journaux, de chapeaux de feutre et d’images qui, n’ayant plus les moyens d’honorer ses traites, fut dessaisie de ses biens. Maloof en fait l’acquisition pour moins de quatre cents dollars mais, déçu de ne trouver aucune vue de Portage Park, délaisse son lot durant quelques mois. Deux autres acheteurs s’intéressent aux images : le charpentier et amateur d’art Jeffrey Goldstein, qui a progressivement acquis 16 000 négatifs, 1 500 diapositives couleur, 1 100 tirages vintage, 225 rouleaux non développés et une trentaine de films, et Ron Slatterly qui a mis la main sur un nombre impressionnant de tirages de lecture. Les photographies numérisées sont mises en ligne par Maloof, et Internet va ensuite jouer un rôle important dans la propagation de ce travail, jusqu’au photographe Allan Sekula (récemment disparu) qui sera le premier à témoigner de la qualité des images de Maier.

Mais aucune information sur cette femme ne parvient à ses découvreurs ; il faut dire qu’elle ne signe pas ses clichés et brouille les pistes par l’emprunt de différentes identités. Même son nom est sujet à caution, s’écrivant aussi bien Meyer que Mayers. Et ce n’est qu’en 2009, à la mort de la photographe, alors âgée de 82 ans, qu’apparaissent enfin quelques données biographiques sur cette « Vivian Maier » que tout le monde avait d’abord pensée française. Convaincu de l’intérêt de ses images, Maloof s’adresse à Joel Meyerowitz et à Mary Ellen Mark, fait expertiser les autoportraits, les scènes de rue parfois cocasses et les portraits d’enfants et d’indigents qui constituent le corpus de Maier. Tous deux reconnaissent unanimement la qualité de ce qu’ils voient. À la force photographique indiscutable qui amorce avec conviction l’établissement du mythe Maier, s’ajoute un profil psychologique trouble : celui d’une nanny mystérieuse au fort accent français, raide comme la justice et parfois peu affectueuse avec les enfants dont elle a la charge. Les enfants de deux villages du Champsaur, vallée alpine d’où était originaire la mère de Maier, l’appelaient d’ailleurs « l’espionne ». Il faut dire que cette grande femme taiseuse cultivait le mystère. Pourquoi n’a-t-elle jamais montré ses photographies à d’autres personnes que ce photographe de Saint-Bonnet-en Champsaur ? Que cachait-elle ?

Un cas similaire, Miroslav Tichý
Comme bien souvent dans les cas de découverte posthume d’un corpus remarquable, la tentation de l’analyse psychologique du sujet est tentante et le missionnaire John Maloof s’y adonne à cœur joie, interviewant pour son film les enfants dont Miss Maier s’occupa. Comme le rappelle un article de la revue Études photographiques consacré à un cas similaire, celui de Miroslav Tichý, ceux qui écrivent le mythe insistent bien souvent sur la marginalité de l’auteur. Ainsi, ce photographe tchèque fut d’abord découvert de son vivant par un psychiatre, Roman Buxbaum. Il diffusa à partir de 1989 ces images psychotiques et fit ainsi entrer le médium photographique dans l’art dit outsider, appellation moins connotée que celle d’Art brut due à Dubuffet. Buxbaum oblitéra la formation en beaux-arts de Tichý, préférant souligner le caractère asocial du personnage et sa composante vernaculaire, car le photographe était capable de fabriquer son propre matériel de prise de vue. Auteur d’une photographie voyeuriste, Tichý resta en retrait du dévoilement de son œuvre à la fin des années 1980. Le succès et la reconnaissance internationale vinrent de l’exposition de ses images par Harald Szeemann à la Biennale de Séville en 2004. Et lorsque « le » commissaire incontournable de l’art contemporain s’éprend d’un travail, les jeux sont faits pour celui-ci. C’est d’ailleurs Szeemann qui exposa en 2001 à la Biennale de Venise les photographies compulsives d’un policier helvète, Arnold Odermatt, dont on a pu voir les images à la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois en 2011. On ne compte plus les expositions sur Tichý (dont une au Centre Pompidou, en 2008) et les monographies, attestant de l’appartenance de Tichý au monde de l’art contemporain et non plus à celui des « curiosités » outsiders. Comme on ne compte plus les expos sur Henry Darger, auteur d’une œuvre fleuve hantée d’enfants papillons découverte après sa mort, et désormais collectionné par de grandes institutions comme l’Art Institute de Chicago à titre d’artiste oustider. Ce que Vivian Maier n’est pas.

Les travers de la découverte
Pour Maier, la machine s’est donc mise à nouveau en marche et, cette fois, c’est le Jeu de paume qui participe à cette canonisation. Pour le moment, il n’y a pas d’Harald Szeemann en vue, seulement un arsenal impressionnant de consultants comme en témoignent les deux films consacrés à cette « Mary Poppins » de l’image fixe. Désormais, John Maloof fait équipe avec la Galerie Howard Greenberg à New York et Jeffrey Goldstein collabore avec Stephen Bulger à Toronto, Steven Kasher à New York et Jackson Fine Arts à Atlanta. Cet automne à Paris, Frédéric Moisan et la Galerie des Douches ont présenté en même temps des tirages de la photographe de Chicago. Impossible d’en connaître le prix, les marchands ne souhaitant pas communiquer. Le documentaire de la BBC parle de tarifs oscillant entre 2 000 et 5 000 dollars, pouvant aller jusqu’à 8 000 dollars pour l’un des rares tirages vintage. Disons-le, le mystère Maier représente une manne financière importante compte tenu du nombre astronomique de négatifs existants et de la quantité de films restant à développer. Mais « sa vie nécessite d’être inventée de façon posthume », écrit Solomon-Godeau sur le site du Jeu de paume.

D’une certaine manière, son corpus est lui aussi à inventer. L’exposition de Tours est à ce titre intelligemment montée, évitant un découpage trop thématique : elle distille l’humour de Maier au fil d’ensembles à la puissance égale à celle d’Arbus. Et plutôt que de rassembler les nombreux autoportraits, ceux-là jalonnent le parcours comme détenteurs d’une vérité trouble. Provenant du fonds Maloof, ces images ont été tirées dans un format raisonnable. Mais comme le montre Who Took Nanny’s Pictures? (BBC), certains commissaires ont été moins raisonnables au niveau de leur choix et ont considérablement agrandi les tirages.

Avec le cas Vivian Maier, intervient donc celui de l’interprétation du travail. Qui réalise la sélection des photographies ? Maloof et Greenberg d’une part, un néophyte et un marchand : l’entreprise a de quoi faire grincer des dents. Soulignons tout de même que Maloof s’est d’abord tourné vers des institutions de renom, comme le MoMA, qui a éconduit poliment le jeune homme. Pourtant, remarque le principal intéressé, le corpus d’Atget n’a-t-il pas été diffusé après sa mort selon une sélection effectuée par Bérénice Abbott ? L’authenticité et la « parfaite » innocence d’un œuvre complet dont des pans entiers restent à révéler – au sens propre si l’on pense aux centaines de films qu’il faut encore développer – est résolument ce qui compose le sel de cette trajectoire inédite d’une femme photographe extrêmement douée. Car les photographies sont remarquables.

Qui était Vivian Maier ? Qui était-elle pour partir en 1959 visiter l’Amérique du Sud, l’Égypte, le Yémen, l’Asie du Sud-Est ? Son œuvre peut-elle nous l’apprendre aujourd’hui ? Ses autoportraits peuvent-ils révéler quelque chose qu’elle n’a pas confié à ses cassettes audio ? Peut-on trouver des réponses par projection psychanalytique sur ces coupures de journaux qu’elle a amassées au fil des années, obsédée par les agressions ? En réalité, l’œuvre de Maier livre surtout un regard ferme sur une Amérique des années 1960 composite, depuis la banlieue paisible de Chicago où elle résidait jusqu’à ses bas-fonds qu’elle visitait quasi quotidiennement, fascinée par son petit peuple. Vivian Maier est morte seule, dans l’anonymat et la pauvreté. Son œuvre est aujourd’hui intacte – bien que dispersée entre différents propriétaires – et de plus en plus visible, fascinante, contribuant aux grandes heures de la Street Photography. Ce n’est pas juste une curiosité amateur de plus, c’est une photographe majeure qui se compose sous nos yeux.

Finding Vivian Maier, 

Film réalisé par John Maloof et Charlie Siskel. Sortie aux États-Unis prévue le 28 mars et au printemps prochain en France.

« Vivian Maier, une photographe révélée »,

Jusqu’au 1er juin. Château de Tours. Ouvert du mardi au vendredi de 14 h à 18 h. Entrée gratuite.
Commissaire : Anne Morin, directrice de diChroma Photography.
www.tours.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Vivian Maier, de l’art de créer une artiste

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