Après bien des incertitudes, la célébration du quatrième centenaire de Velázquez (1599-1660) a été lancée en Espagne avec « Séville et Velázquez », jusqu’au 12 décembre (lire le JdA n° 91, 22 octobre), en attendant « Velázquez, Rubens et Van Dyck, peintres courtisans du XVIIe siècle » (15 décembre-5 mars) au Musée du Prado à Madrid. Entre la France et le peintre sévillan, ce ne fut, en revanche, qu’une série d’occasions manquées, ainsi que l’explique Jeannine Baticle, dans le texte qu’elle nous a confié.
[...] À la mort de Velázquez en 1660, les goûts esthétiques des Français et des Espagnols diffèrent radicalement : les premiers apprécient surtout l’art élégant et gracieux d’un Mignard, tandis que les seconds sont attachés à “la vérité dans le naturel”, qualité prédominante chez Velázquez, Zurbarán ou Murillo. [...] Quand un Bourbon, Philippe V, petit-fils de Louis XIV, devient roi d’Espagne en 1700 et appelle à Madrid des peintres français qui s’extasient devant les toiles de Velázquez, tout le monde, de l’autre côté des Pyrénées, continue à ignorer le maître des Ménines, au point que Félibien, le célèbre historiographe français, a déclaré en 1688 qu’il “n’en a jamais entendu parler” ! La première notice biographique paraîtra en France au milieu du XVIIIe siècle. En 1762, un remarquable portrait du roi d’Espagne à Fraga par Velázquez passe en vente à Paris ; errant de marchand en marchand, il sera finalement acheté par un Anglais en 1811, et se trouve aujourd’hui au Dulwich College en Grande-Bretagne (Surrey).
À la fin de l’Ancien Régime français, l’impressionnisme de la facture de notre Espagnol ne plaît guère aux amateurs du Néoclassicisme naissant. Les armées françaises envahissent la Péninsule ibérique en 1808. Napoléon “bombarde” son frère aîné, Joseph Bonaparte, roi d’Espagne, qui, amateur d’art passionné, profite de sa position pour se constituer une splendide collection de tableaux, aux dépens des trésors espagnols. Manque de chance, en 1813, lors de la bataille de Vitoria, Wellington s’empare du butin de Joseph Bonaparte et devient ensuite l’heureux propriétaire du célèbre Marchand d’eau de Velázquez, toujours exposé à Apsley House à Londres.
Les maréchaux et les généraux français achètent, se font donner des œuvres ou pillent églises, couvents et châteaux espagnols. Fidèles au goût néoclassique de leurs compatriotes, ils ne choisissent pas de Velázquez, sauf le général Dessolles (mort en 1828) qui reçoit en cadeau l’incomparable portrait de Philippe IV, noir et argent (signé, ce qui est rare), vendu en France par ses héritiers et finalement acheté par la National Gallery de Londres, en 1882.
Le Musée du Prado à Madrid a ouvert en 1819 ; il est visité ensuite par de nombreux artistes français et, en 1838, est inaugurée au Louvre la fameuse Galerie espagnole de Louis-Philippe, qui ne présente aucun Velázquez authentique ou de premier plan. La Galerie Aguado, dispersée en 1843 à Paris, détenait le séduisant portrait de la Femme à l’éventail de Velázquez, passée ensuite à la Wallace Collection, à Londres. C’est en 1862 que le Musée du Louvre achète son premier Velázquez, une belle réplique du portrait de Philippe IV en chasseur (Musée de Castres). C’est seulement respectivement en 1881 et en 1927 que l’on saura que le Démocrite du Musée de Rouen et le Saint Thomas du Musée d’Orléans sont des œuvres importantes de la jeunesse du maître.
Il faut attendre le court séjour d’Édouard Manet en Espagne, en 1865, pour que Velázquez soit enfin porté au zénith par un peintre français. Manet écrit à Fantin-Latour, le 13 septembre de Madrid : “Ce Velázquez, à lui tout seul vaut le voyage, c’est le peintre des peintres”, puis à Baudelaire, il assure que “c’est le plus grand peintre qu’il y ait jamais eu”, “j’ai trouvé là la réalisation de mon idéal en peinture”. Hélas, à cette époque, Manet est décrié par la critique d’art française. Son enthousiasme éveille peu d’échos.
En 1905, l’éclipse de trois cents ans du génie de Velázquez en France prend fin. Un Anglais, H.E. Morrit, dont la famille possédait depuis 1811 l’exceptionnelle Vénus au miroir, la met en vente chez Agnew’s à Londres. Pourquoi diable, en 1809, le roi Joseph ne s’est-il pas emparé de la toile, provenant du séquestre de l’ancien Premier ministre Godoy, où tout le monde puisait alors ? Donc, le 30 novembre 1905, Paul Le Prieur, conservateur des Peintures du Louvre, rend compte avec enthousiasme de son voyage à Londres pour voir cette Vénus au miroir. Prix demandé : 50 000 livres, soit environ 1 250 000 francs-or. Le comité des conservateurs du Musée du Louvre vote l’acquisition à l’unanimité. Hélas, le Conseil des musées et les Beaux-arts ne se décident pas assez vite et, le 5 février 1906, ce chef-d’œuvre de l’art européen est donné... à la National Gallery de Londres par une fondation anglaise (information inédite communiquée par Melle Amélie Lefébure, conservateur aux Archives du Musée du Louvre).
En 1940, l’échange avec l’Espagne ne permet pas de faire entrer un Velázquez de premier plan au Musée du Louvre. Puis, en 1970, une dernière grande occasion se présente. Le portrait de l’esclave mulâtre de Velázquez, Juan de Pareja, peint à Rome en 1650, déjà en Angleterre en 1811, est vendu chez Christie’s à Londres. Le Musée du Louvre se porte acquéreur : manque de chance, encore, les enchères s’envolent en un clin d’œil et c’est le Metropolitan Museum de New York qui l’obtient au prix de 5 540 000 dollars, soit environ 31 millions de francs.
Jeannine Baticle, conservateur général honoraire au Musée du Louvre
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Velázquez : les rendez-vous manqués
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°92 du 5 novembre 1999, avec le titre suivant : Velázquez : les rendez-vous manqués