À Strasbourg, les acteurs et observateurs de la scène artistique attendent l’ouverture du Musée d’art moderne et contemporain avec une bienveillante curiosité. Les réseaux engagés dans le champ de la création actuelle espèrent qu’il consacrera la vitalité de la vie artistique plutôt que celle d’une nouvelle institution.
À parcourir Strasbourg trop vite, on risque de ne pas voir grand chose de l’énergie qui traverse la création contemporaine, les arts plastiques en particulier. Elle circule, sur quelques territoires institutionnels et associatifs, à la manière d’un réseau souterrain dont des résurgences aléatoires et imprévisibles signalent l’existence. Strasbourg se distingue d’abord par ses écoles d’art. Cinq cents étudiants à l’École supérieure des arts décoratifs, 400 au département d’arts plastiques de l’Université des sciences humaines. Renforcée par les troupes d’histoire de l’art et celles des deux écoles d’architecture, cette population marque la ville de sa présence autant qu’elle est marquée par elle. À l’initiative de Jean-Pierre Greff, son directeur depuis quatre ans, l’École supérieure des arts décoratifs – qui est municipale – s’affirme comme acteur de la vie culturelle. La Chaufferie, salle d’exposition de l’École, affiche une programmation régulière et de bon niveau, centrée autour des artistes intervenant dans le cursus pédagogique. Au cours des six derniers mois, David Tremlett, Alain Sonneville, Gilles Mahé s’y sont succédé. L’université est sur un autre terrain, plus théorique : “Nous n’avons pas vocation à former des artistes”, rappelle Michel Demange, codirecteur du département d’arts plastiques. Aux futurs professeurs de dessin et enseignants d’arts plastiques, on inculque la distance critique, celle qui fera des pédagogues efficaces. Mêlés à la petite cohorte des amateurs d’art de la région, étudiants, enseignants et artistes de passage ne constituent pas seulement le fonds de figurants des vernissages. Parfois, leur enthousiasme, leur détermination, sont à l’origine de nouvelles aventures.
Léonore Bonaccini est l’une des cofondatrice du Faubourg, galerie associative ouverte en 1991 : “Nous avons créé le Faubourg à la fin de nos études à l’École des arts décoratifs, car nous voulions un lieu pour continuer le travail d’atelier et de discussion”. Ouvert aux membres du groupe, le Faubourg l’est aussi à d’autres artistes. Cette petite scène alternative a permis aux fondateurs d’obtenir assez rapidement une reconnaissance locale. Mais, à présent, Léonore Bonaccini constate l’absence de relève et juge le milieu de l’art assez léthargique. Entre enthousiasmes, oukases, succès et coups de blues, le Faubourg s’inscrit dans la lignée des galeries associatives qui, comme le Faisan, Artel et Finnegan’s avant lui, ont sporadiquement vivifié la scène artistique strasbourgeoise, où aucune galerie privée ne s’intéresse aux formes les plus actuelles de l’art. “Tout reste très amateur en Alsace. Il n’y a ni marché, ni réseau professionnel”, commente Daniel Schlier, sans amertume. Sa galerie est à Bordeaux et sa peinture, souvent jugée inclassable, se vend en Belgique, aux Pays-Bas, en Autriche. Pourtant Schlier n’envisage pas de vivre ailleurs qu’en Alsace. Il note que ses amis artistes sont tous, comme lui, “excentrés” en province. “C’est en région que se réalise et se montre le plus audacieux de la création. Pas à Paris. Paris est le centre marchand”.
Son observation s’illustre à Strasbourg où, avec une discrétion rare dans le milieu de l’art, le Centre européen d’actions artistiques (Ceaac) poursuit depuis une dizaine d’années un travail patient de commandes publiques. Plus de quinze œuvres balisent désormais l’Alsace du nord au sud, avec une floraison particulièrement dense dans le parc de Pourtalès à Strasbourg (Ernest Pignon Ernest, Parmiggiani, Krauth, Balkenhol, Flanagan). Accompagnant les commandes qui ont pour ambition d’installer les œuvres tout près des publics les plus divers – Pontoreau sur un sommet vosgien –, le Ceaac organise des colloques, des expositions, publie des catalogues. Il est aussi le seul à valoriser régulièrement les artistes qui vivent en Alsace : ateliers, bourses, prix. Pour Paul Guérin, son théoricien, “le Ceaac est la preuve de la constance de l’engagement des collectivités locales alsaciennes”. Elles financent la structure. En réalité, comme souvent à Strasbourg, c’est à l’obstination de quelques-uns que l’on doit différents îlots de création contemporaine. Robert Grossmann, amateur d’art, qui préside la commission Culture de la Région, porte le Ceaac, dont il est président, à bout de bras. La ténacité de Michel Krieger, conseiller municipal de Strasbourg, est à l’origine de l’installation sur la ligne du tramway d’œuvres contemporaines. Par passion de collectionneuse, Madeleine Millot-Durrenberger a réussi à imposer la photographie contemporaine.
Strasbourg se caractérise par sa manière de s’intéresser à la création contemporaine sans y toucher. De biais et en dilettante. Par l’intermédiaire des institutions et de quelques leaders charismatiques. Rien d’étonnant, dans ce contexte, que l’on espère beaucoup du Musée d’art moderne. On voudrait qu’il cristallise toutes les énergies pour faire de la ville un véritable foyer de création. Mais, ici, les institutions culturelles ont une propension à oublier l’audace, à sacrifier au conformisme et à l’apparat aux dépens de l’invention. Alors on attend, pour voir.
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Une scène artistique fluctuante
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°70 du 6 novembre 1998, avec le titre suivant : Une scène artistique fluctuante