Le rocher de Sisyphe ou le tonneau des Danaïdes ne sont pas de vaines allégories. Du moins pour les derniers présidents du Comité français d’histoire de l’art (CFHA). Universitaires ou conservateurs, ils se sont efforcés depuis une trentaine d’années de faire reconnaître leur discipline, parfois avec succès. Mais jusqu’ici, ils ont achoppé sur un point essentiel : l’enseignement de l’histoire de l’art en tant que telle dans l’enseignement secondaire. Ce n’est point faute d’avoir alerté les pouvoirs publics ni d’avoir sollicité les gouvernements successifs. Certains ministres, comme naguère Jack Lang ou hier François Bayrou, leur ont prêté une oreille bienveillante. Pourtant, les décisions ont tardé à venir. Et celles qui furent suivies d’effets, se sont révélées timides et inadéquates.
Comme l’écrivait il y a deux ans dans ces colonnes Éliane Vergnolle, alors présidente de l’Association des professeurs d’histoire de l’art et d’archéologie des universités (Apahau), un pas décisif a été fait en 1993 avec l’introduction au lycée d’une option intitulée "histoire des arts". Mais l’on s’est arrêté en chemin. Force est de reconnaître que cette initiative appelait et appelle toujours une triple critique : sur la dénomination, sur les programmes et sur la formation des maîtres. La question de terminologie est loin d’être futile, comme on nous en fait souvent grief : cette notion ambiguë d’histoire des arts autorise un amalgame avec d’autres disciplines, comme l’histoire de la musique, du cinéma, du théâtre, toutes théories et pratiques confondues, alors que l’histoire de l’art se veut avant tout une science humaine, au même titre que l’histoire ou la sociologie.
Confusions
Elle a beau se situer – et c’est sa richesse – au carrefour de plusieurs savoirs, elle ne saurait se confondre ni avec des pratiques artistiques (qui sont tout autre chose), ni avec l’esthétique (qui est du ressort de la philosophie), ni encore être englobée dans une "histoire culturelle", laquelle, sous prétexte que les œuvres d’art sont des "images", entend les traiter comme des documents parmi d’autres, sans reconnaître les conditions spécifiques de leur création. La cause la plus profonde, sans doute, du dialogue de sourds entre "histoire de l’art" et "histoire des arts" vient de la rencontre de deux réalités qu’il faut bien faire coexister et articuler. D’un côté, une discipline philologique, qui a ses buts et ses méthodes propres et met l’accent sur l’irréductibilité du fait artistique – d’où les singuliers : "histoire de l’art", "art history", "storia dell’arte", "Kunstgeschichte"... De l’autre, la nécessité d’initier un jeune public à la diversité des formes d’expression artistique, dans le cadre d’une éducation globale : ce qui suppose une approche très concrète, mais aussi le recours à des notions floues. Des termes à la mode, comme "sensibilisation au patrimoine", "éveil" ou "animation", peuvent cautionner le meilleur comme le pire. S’il est certes légitime d’"éveiller" les très jeunes enfants, notamment grâce à des pratiques artistiques diverses, pourquoi privilégier au lycée le discours vague, au détriment de la rigueur d’analyse et de la précision des connaissances ? Deuxièmement, les programmes. Prenons d’abord acte de certaines améliorations introduites ces dernières années. Les instructions officielles les plus récentes soulignent la nécessité d’apporter des "bases chronologiques essentielles" à la réflexion des élèves et de situer les œuvres analysées dans un "contexte historique précis". Mais dans les programmes actuels, qui réservent l’"histoire des arts" aux classes de seconde, de première et de terminale, l’époque contemporaine est privilégiée de façon écrasante : comment comprendre alors l’évolution de l’art occidental si l’on n’en considère que l’aboutissement ? De plus, la "sensibilisation au patrimoine local", prévue dès la seconde, réclame une vraie connaissance des périodes antique, médiévale et moderne. Apprendre à voir ? Certes, mais l’on ose à peine rappeler cette évidence que l’on ne voit bien que ce que l’on connaît. Il faudrait donc faire preuve d’un peu plus d’ambition et de cohérence. Après l’"éveil" dans les petites classes, la présence d’un enseignement adéquat dès le collège permettrait de déployer largement une histoire de l’art liée aux principales civilisations et, n’en doutons pas, de passionner les élèves. Ces "citoyens", que veut légitimement former l’école, ne peuvent pas se "situer" seulement dans leur présent. Il faut qu’ils puissent aussi analyser l’actualité – et s’il le faut, la critiquer – à la lumière du passé. L’histoire de l’art, comme celle des lettres ou des sciences, auxquelles elle ajoute une éducation du regard, aidera pleinement à forger la culture des individus.
Improvisation
Qu’en est-il enfin de la formation des maîtres ? Les professionnels de l’histoire de l’art et de l’archéologie, à l’exception de rencontres ponctuelles avec des conservateurs du Patrimoine, n’interviennent pas dans l’enseignement artistique du second degré. Celui-ci est assuré par des volontaires venus d’autres disciplines. Il n’est pas question de contester les motivations, la culture et les compétences des titulaires d’un Capès ou d’une agrégation d’histoire ou de lettres. Mais ici encore, l’image très floue de l’histoire de l’art qui a généralement cours empêche de se rendre à l’évidence : on ne s’improvise pas historien de l’art. Autre malentendu : les capésiens ou les agrégés d’arts plastiques, souvent sollicités pour enseigner l’"histoire des arts" dans les lycées, ont tendance à confondre pratique des arts et histoire de l’art, et à sous-estimer la dimension proprement historique d’une discipline envers laquelle ils sont souvent méfiants. Un enseignement adéquat, assuré par des maîtres correctement formés : telle est la principale revendication que les pouvoirs publics ont maintenant à prendre en compte. La grande nouveauté est en effet une large mobilisation des étudiants en histoire de l’art et en archéologie. De plus en plus nombreux (on en compte environ 15 000) et actifs, ils sont légitimement inquiets de leur avenir. Le très petit nombre de postes dans l’université et la recherche, la réduction drastique des places dans les concours du ministère de la Culture, l’étroitesse des débouchés offerts pour l’instant par le marché de l’art, la création multimédia, etc. rendent encore plus criante l’absence d’un concours recrutant des enseignants.
Un signal fort
Ce que réclament les étudiants et leurs professeurs peut se résumer en deux points : apporter de toute urgence les aménagements nécessaires à la licence d’histoire de l’art et d’archéologie pour en faire une licence d’enseignement, seule voie d’accès possible au Capès ; créer rapidement des "mentions" à l’intérieur des concours existants. La mise en place d’une mention "histoire de l’art et archéologie" à l’agrégation d’histoire – et, pourquoi pas, de lettres – constituerait, comme on dit aujourd’hui, un signal fort. Elle n’empêcherait pas la création, à plus long terme, d’un Capès et d’une agrégation propres, que nous appelons de nos vœux. L’essentiel, soulignons-le, est que les cursus universitaires d’histoire de l’art et d’archéologie puissent permettre à des jeunes gens et des jeunes filles aussi passionnés que compétents d’accéder à des fonctions qu’ils seraient les mieux à même de remplir. Des délégations d’organisations étudiantes, du CFHA et de l’Apahau ont donc été reçues ces derniers mois à l’Hôtel Matignon et au ministère de l’Éducation. D’autres le seront probablement, tant la détermination de tous est grande. L’intérêt marqué par plusieurs de nos interlocuteurs, les bonnes paroles prononcées à ces occasions seront-ils suivis d’effets ? L’attention portée à l’histoire de l’art en France par les derniers gouvernements, de droite comme de gauche, va-t-elle se poursuivre et donner enfin ses fruits ? La création, après de longues tergiversations, de cet Institut national déjà souhaité par André Chastel, le laisserait espérer. Il faut le dire bien haut : malgré l’image souvent caricaturale que certains ont intérêt à en donner, l’histoire de l’art n’est pas la cerise sur le gâteau, un petit luxe défendu par un lobby élitiste, mais bien un impératif d’éducation à l’échelle de notre pays.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Un impératif d’éducation à l’échelle de notre pays
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°42 du 29 août 1997, avec le titre suivant : Un impératif d’éducation à l’échelle de notre pays