Un nouveau cas, aux États-Unis, relance le problème des œuvres spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Un monotype rehaussé de pastel de Degas ayant appartenu au collectionneur Friederich Gutmann, battu à mort par les nazis en 1943, a été identifié par ses descendants dans la collection de Daniel Searle. Ce mécène et administrateur de l’Art Institute de Chicago refusant de restituer l’œuvre, les héritiers Gutmann ont engagé une procédure judiciaire. À Paris, le 17 noÂvembre, se tiendra un colloque organisé par la Direction des Musées de France sur le thème \"Pillages et restitutions\".
NEW YORK (de notre correspondant). Friederich Gutmann, fils d’Eugen Gutmann, le fondateur de la Dresdner Bank, s’installe à la fin des années vingt aux Pays-Bas, où il rassemble une importante collection de maîtres anciens et de mobilier dans sa villa proche de Haarlem. Il possède également trois œuvres modernes : un Renoir, Pommier en fleur, et deux monotypes rehaussés de pastel de Degas, dont Paysage avec cheminées, qui serait aujourd’hui dans la collection de Daniel Searle, héritier d’une fortune pharmaceutique et administrateur de l’Art Institute, le célèbre musée des beaux-arts de Chicago.
À la déclaration de guerre, Friederich Gutmann, souhaitant mettre ses œuvres à l’abri, les confie au marchand parisien Paul Graupe, qui se révélera par la suite être un collaborateur et un trafiquant d’art. Pendant l’Occupation, les tableaux de Gutmann, dont le Paysage avec cheminées de Degas, sont saisis par le Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, l’organisme nazi chargé de rassembler les œuvres appartenant à des juifs – alors que les Gutmann sont chrétiens – pour le musée qu’Hitler projetait de créer à Linz, en Autriche.
Après la guerre, et la mort de Friederich Gutmann et de sa femme en camp de concentration, leur fils Bernard (qui a anglicisé son nom en Goodman) engage des recherches à travers l’Europe entière pour retrouver la collection spoliée. Les œuvres disparues sont alors déclarées aux gouvernements néerlandais, allemand, français et britannique, et enregistrées auprès d’Interpol.
Selon les plaignants – la fille de Friederich Gutmann et ses deux petits-fils –, le monotype aurait été expédié aux États-Unis après la guerre et vendu au collectionneur Emile Wolfe en 1951, à qui Daniel Searle l’aurait acheté en 1987 pour 850 000 dollars. La vente aurait été négociée par l’intermédiaire du marchand new-yorkais Margo Pollins Schab, Inc. Le conservateur du département des Peintures européennes à l’Art Institute, Douglas W. Druick, aurait conseillé Daniel Searle à l’occasion de cette acquisition, affirment les avocats des Goodman.
Les Goodman déclarent avoir repéré l’œuvre dans le catalogue que Richard Kendall a publié pour l’exposition "Paysages de Degas", organisée en 1993 au Metropolitan Museum of Art de New York. "Le tableau était reproduit en couleur, accompagné du nom de Daniel Searle", explique Willi Korte, qui enquête depuis longtemps sur les biens spoliés par les nazis et assiste les héritiers Goodman. Plus intéressant encore, le nom de Hans Wendland apparaît dans l’historique du tableau. Ce marchand, fiché dans les dossiers de l’OSS établis par les Alliés, passait clandestinement des œuvres d’art volées pendant la guerre. Sa spécialité était de vendre des tableaux "d’art dégénéré" aux marchands et aux collectionneurs suisses, en échange de tableaux de maîtres anciens qui avaient la faveur des nazis. Le passé de Wendland est bien connu des spécialistes, aussi son nom aurait-il dû alerter Daniel Searle et Douglas W. Druick, estiment les plaignants.
Ralph Lerner, l’un des avocats de Daniel Searle, soutient que Paysage avec cheminées pourrait être un deuxième tirage réalisé par l’artiste et qu’il ne s’agirait donc pas du monotype que possédait Friederich Gutmann. Les avocats de Searle font d’autre part remarquer que l’œuvre a été publiée et exposée au Fogg Art Museum de Cambridge (USA), et a figuré dans d’autres expositions. En conséquence, les Goodman ont disposé de tout le temps nécessaire pour la réclamer ; du fait de leur négligence, ils ont eu une attitude fautive. Ce à quoi les Goodman répondent qu’ayant la certitude que le monotype était resté en Europe, il ne leur était jamais venu à l’esprit de le chercher aux États-Unis. Et Willi Korte de rappeler que Searle, de son côté, "n’a pas tout fait pour vérifier sa provenance".?Dans l’État de New York, cet argument pourrait permettre aux Goodman de gagner leur procès. C’est pourquoi les défendeurs soulèvent l’incompétence des tribunaux de New York au profit de ceux de Chicago.
Outre la restitution de l’œuvre, les plaignants demandent 100 000 dollars de dommages et intérêts, ainsi qu’un procès public : ceci ne faciliterait pas la tâche des avocats de Searle, qui ont tout à craindre d’avoir à défendre un collectionneur millionnaire contre les héritiers d’un couple assassiné par les nazis.
Sauf règlement à l’amiable, le procès devrait s’ouvrir d’ici un an ou deux. Cette affaire attire de nouveau l’attention sur les œuvres d’art pillées pendant la guerre qui se trouvent actuellement aux États-Unis, un pays dont le marché de l’art a précisément connu un formidable essor dans les années cinquante et soixante… Les spécialistes s’accordent à dire que le rôle de la Suisse, plaque tournante des œuvres d’art spoliées par les nazis, pourrait également être examiné (lire notre précédent numéro). Par ailleurs, la police américaine s’intéresse à une toile de Cézanne présentée lors de la rétrospective à Philadelphie. Celle-ci aurait appartenu à la famille Neumann, originaire de Hambourg, et aurait été saisie par les troupes soviétiques à la fin de la guerre.
La France n’est pas en reste puisqu’un colloque est organisé à l’École du Louvre, le 17 novembre, sur le thème "Pillages et restitutions" : il "traitera principalement de la question des œuvres d’art récupérées en Allemagne à l’issue du conflit, dont deux mille, dites "MNR" (pour Musées nationaux récupération), ont été confiées à la garde des musées nationaux dans l’attente de leur restitution à d’éventuels ayants droit." Le colloque, qui réunira notamment des représentants des familles spoliées, des collectionneurs, des personnalités du monde des musées et des services de l’État concernés, devrait s’ouvrir également aux problèmes analogues existant dans d’autres pays d’Europe.
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Un Degas pillé ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : Un Degas pillé ?