Polyvalent, Tony Oursler s’exprime dans des pratiques très variées afin de comprendre les effets des technologies nouvelles sur le développement de la personnalité.
Présentée à Berlin puis à Rotterdam au printemps dernier, « Content », l’exposition des réalisations et projets conçus par l’architecte Rem Koolhaas et son agence OMA donnait place à deux œuvres de l’artiste Tony Oursler. Quelques grands noms de l’architecture nous ont accoutumés à leurs échanges, voire à leur collaboration avec des artistes plasticiens. L’équipe Herzog et de Meuron et Thomas Ruff dans un rapport semblable à celui de Koolhaas et de Candida Höfer dont des photographies étaient aussi présentées dans « Content ». Autre manière, Adolf Krischanitz et Helmut Federle : l’architecte s’associe au peintre pour mieux équilibrer ses formes, penser la mise en œuvre de ses matériaux, élaborer son programme. La même concertation rapproche Herzog et de Meuron et Rémy Zaugg.
Les pas de Tony Oursler et de Rem Koolhaas se sont croisés à plusieurs reprises au cours de ces dernières années. La toute première fois se situe alors que l’artiste américain n’en était qu’à ses débuts et travaillait à New York pour la galerie Lehmann dont l’architecte hollandais achevait de dessiner les espaces intérieurs : Oursler installa pour l’inauguration une Pomme qui parle dans une ouverture creusée entre sol et plafond. Œuvre pleine d’humour et dont la fin fut précipitée par un serveur chargé d’un plateau de verres. Cette première rencontre empreinte de gaieté, suivie par l’attention chaleureuse que les deux hommes ont porté au devenir respectif de leur travail, vient d’aboutir dans deux réalisations majeures : à la Seattle Public Library achevée par Koolhaas au printemps dernier, avec une installation permanente d’une création d’Oursler ; dans l’exposition « Content » au cœur de laquelle Oursler a installé deux « portraits ».
Être partie prenante d’un « bâtiment si positif et merveilleux, le regarder grandir – des plans et maquettes jusqu’à sa réalisation » – a comblé Oursler. Des rencontres répétées qu’il a eues avec l’architecte est née la Poupée Rem, figurine d’une cinquantaine de centimètres habillée de « sneakers » Prada, ayant les traits du visage de Koolhaas et juchée sur une pile de maquettes et de déchets…, parlant avec la voix de l’architecte, critiquant sévèrement et avec humour son projet de construction Junk Space pour l’aéroport LAX (Los Angeles). Une réponse d’Oursler, cocasse et inquiétante Junk Space, constitue sa deuxième intervention pour « Content » : il s’agit d’une installation montrant un fragment de mur de parpaings sur lequel est projetée l’image du visage d’Oursler, maquillée de gris et étirée en rectangle. Langage et expression plastique y sont liés. En effet la tête parle : « I’m cracking under stress fix me I don’t want to be junk I’m strong I’m help me I can’t stop it all from going to hell its all falling apart No I’m rotten I smell like perfume I’m the same as the next one… »
La forme du monologue intérieur ininterrompu, la respiration et la pulsion pour l’énoncer, la tonalité émotive de la voix – un intarissable murmure –, le regard impuissant à voir, à situer expriment un pathétique désespéré mêlé d’un humour tragique. Du tableau au sens théâtral ainsi créé par Oursler se dégage un sentiment qui évoque Beckett : Oursler déclare que l’écrivain a eu sur lui une profonde influence.
Cette œuvre est bien sûr un hommage à l’architecte, au bâtisseur. Il faut y voir surtout l’expression d’une perception du chaos du monde et de la décomposition de l’univers mental et matériel de notre époque que les deux hommes ont en partage et qui les amène à proposer de nouvelles formes. Cette communauté de vues est perceptible dans « Content » qui tient de l’exposé d’un carnet d’artiste, où tout et rien s’amoncellent sans hiérarchie repérable. Le parti qui a présidé aux choix de son contenu et à sa mise en espace doivent sans doute beaucoup aux installations d’Oursler.
Formé au célèbre Institut des arts de Californie (Cal Arts) au début des années 1970, Tony Oursler s’est d’emblée exprimé dans des pratiques très variées : le dessin, la peinture, le chant entre 1977 et 1983 – au sein d’un groupe musical informel, The Poetics, où il tient l’orgue et Mike Kelley la batterie –, la vidéo et les technologies digitales, et toujours, l’écriture. Très tôt aussi, il réalise ses œuvres en tant que metteur en scène, s’associant, outre des techniciens, la collaboration privilégiée de l’écrivain Constance De Jong, du musicien Vitiello, de l’actrice Tracy Leipold. Ce débordement d’activité est motivé par la volonté de comprendre les effets des technologies nouvelles de communication sur le développement de la personnalité et des désordres mentaux. Ses œuvres abordent ainsi le thème du sexe, du bien et du mal, de la violence, de la vie et de la mort. Il prend conscience de ce que la psychologie donne sa forme à la pensée, ce qui lui permet d’analyser celle de la narration de l’écrivain autant que du plasticien. Il réfléchit ainsi à une « grammaire psychodramatique » des images en mouvement et remet en question la validité de la structure narrative : « Mes récits se décomposent sans cesse », ce qu’il justifie en expliquant dans une conversation avec Elizabeth Janus développée entre 1993 et 1999 que « vous ne pouvez pas être réellement non linéaire dans une forme linéaire, tel un livre ou une vidéo ».
Les « œuvres émotives » d’Oursler créent un malaise, notamment parce que l’animation technologique de leurs formes est indécelable : « Le langage et l’image ne font qu’un, comme dans le corps humain. La vidéo ne fonctionne plus comme une fenêtre à travers laquelle on va regarder, mais devient en quelque sorte un élément physique. » Cette nouvelle manière de mêler différents médias par une union du matériau dévalué et de l’image produite par l’électronique les situe dans la postérité, tant de l’art de l’assemblage dadaïste, expressionniste, surréaliste, de Schwitters et d’Otto Dix, mais aussi plus proches de nous, de Christian Boltanski et d’Annette Messager dont il a l’élégance de dire à quel point il apprécie leur travail. Tony Oursler vit son art comme une expérience dont il tire une œuvre dérangeante, toujours visuelle, qui se veut une expérience complète.
A voir actuellement « Correspondances, Tony Oursler/Courbet », PARIS, musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, VIIe, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, jusqu’au 23 janvier 2005.
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Tony Oursler, double portrait
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Tony Oursler, double portrait