Il y eut un temps, peu éloigné peut-être et non révolu, où la commande publique artistique était une cerise décorative sur un gâteau d’aménagement urbain. Et souvent l’acte final s’enlisait dans la décoration, quand ce n’était dans l’embarras esthétique et dans l’hypocrisie d’une médication digestive. À l’occasion de la réouverture d’une ligne de tram, Strasbourg a traité le problème exemplairement et éradiqué la complaisance.
STRASBOURG - Ne voyons-nous pas encore surgir à grands frais des fontaines, des statues, des monuments, qui ont perdu toute fonction utilitaire ou symbolique, pour y gagner, paraît-il, la vocation d’animer l’espace ? Cet état de choses déplorable, dont les fleurons nous heurtent chaque jour (en particulier à Paris), ne sera-t-il bientôt qu’un mauvais souvenir (mais qui osera fermer les robinets de toute cette eau) ? Voilà en effet un cas exemplaire, celui de la Communauté urbaine de Strasbourg, qui voulait remettre en service son tramway, abandonné depuis plusieurs décennies au profit du tout-autobus.
Le jour même où elle inaugurait la première ligne du nouveau tram, Catherine Trautmann, maire de la ville, inaugurait également quatre œuvres d’art, commandées spécialement pour faire partie intégrante du paysage-tram et de la fonction-tram. Elles deviendront certainement des modèles, car l’exemplarité est à rechercher aussi dans la démarche de la commande, dans le sérieux du suivi, dans la "volonté d’art" et dans une décentralisation réelle de la décision.
Le Fonds de la commande publique, créé en 1983 à la Délégation aux arts plastiques, gère "l’enrichissement du cadre de vie" en suscitant la création d’œuvres d’art publiques, principalement dans les villes : échec avec les colonnes bornées du Palais Royal, réussite avec la Table Champollion de Figeac. Grâce à l’énergie et à l’astuce de quelques-uns (le conseiller municipal Michel Krieger, la conseillère pour les arts plastiques à la direction régionale des Affaires culturelles, Françoise Ducros) a été mis en place à Strasbourg un comité d’experts travailleurs, présidé par Jean-Christophe Ammann (Musée d’art moderne de Francfort), qui avait pour objectif de choisir les artistes et d’orienter les projets.
Et c’est bien là que se fait la différence : par cooptation mentale, par osmose intelligente, le comité ne se satisfaisant pas d’être un jury terminal, mais voulant tout connaître, réfléchir aux enjeux pratiques et esthétiques comme à la bonne acceptation des œuvres par les usagers.
"Un groupe qui prenne à la fois l’espace en compte et les artistes en charge" (Jean-Christophe Ammann), afin d’induire une participation artistique volontaire dans une réalisation technique, car "le rôle d’une œuvre d’art ne consiste pas à corriger l’œuvre des urbanistes."
Quatre artistes sont sortis du chapeau magique d’une vraie concertation. Barbara Kruger est venue remplacer le "designer" prévu à la station de la gare centrale, seule station souterraine du tram. Elle s’est littéralement emparée de cet espace en l’habillant non de formes de son cru, mais de quelques images, et surtout de mots et de slogans, dont le plus visible – "L’empathie peut changer le monde" – surmonte les embarcadères. Sans agressivité, l’usager est invité à sortir de sa condition de voyageur en attente : "Où as-tu la tête ?", "Où allez-vous ?".
Des mots simples sont gravés dans les marches d’escalier, des "initiales ornées de sujets strasbourgeois" sont incrustées dans le sol des quais ou utilisées pour former "départ" et "retour". L’ensemble est naturel, comme s’il était là de tout temps, piégeant la publicité et la signalétique sur leur propre terrain. Mario Merz, qui devait travailler sur la notion de passage, a repris la suite de Fibonacci qui lui est familière, en chiffres de néon implantés dans des caissons situés entre les rails du tram (dont il faut souligner qu’ils sont sans dénivellement avec la rue). L’œuvre sera plus visible la nuit, ponctuant le trajet sur 1,3 km et lui donnant une matérialité poétique.
Les deux autres œuvres sont de nature opposée : à Jonathan Borofsky a été confiée l’édification d’une sculpture au sens classique, sur la place des Halles (ancienne synagogue). La Femme qui monte vers le ciel, sur un axe oblique de 25 m, répond en écho à l’Homme implanté de même à Kassel, créant un lien symbolique discret avec le pays voisin. Là aussi, comme à la gare, l’esprit pourra quitter les pesanteurs architecturales environnantes. À Gérard Collin-Thiébault, qui réfléchit à la place des images dans le quotidien, revenait de proposer une signalétique des tickets, avec 135 images différentes, toutes empruntées à la ville et à son histoire (dessins, gravures, personnalités, particularités locales) ; on retiendra surtout la possibilité de reconstituer des vues panoramiques de rues en six tickets, ce qui ne manquera pas de susciter des collections.
Enfin, venu plus tardivement dans la commande – en supplément d’âme et d’humour –, l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle, créé par Queneau en 1960) intervient par des textes disséminés sur les colonnes d’information de chaque arrêt : variations homophoniques sur Le tramway de Strasbourg (du style : le drame hué, des stars boudent), (fausses) notices toponymiques qui ne manquent pas de sel, formules proverbiales déviées, procurent une lecture d’attente, en total décalage. Zazie est dans la rue, et elle dit ce qu’elle veut. L’ensemble des textes est publié, sous le titre de Troll de tram, dans le numéro 68 de la Bibliothèque oulipienne.
Seule fausse note de l’ensemble : la lourdeur du mobilier de l’immanquable Wilmotte, trop visiblement non concerné par la réflexion du Comité. Mais on se prend toutefois à rêver d’espaces urbains astucieux, de jeux liés aux tickets de métro, d’ouvertures poétiques individuelles sans élitisme, tout ça pour le même prix qu’une fontaine hirsute entartrée. Si c’est possible à Strasbourg, pourquoi pas ailleurs ?
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Ticket chic, et roulez tram
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°10 du 1 janvier 1995, avec le titre suivant : Ticket chic, et roulez tram