Hervé Télémaque vient de présenter une exposition d’œuvres historiques chez Louis Carré et de finir une série de toiles inspirées du peintre de Harlem, Jacob Lawrence. Un âne omniprésent pose question dans ces peintures érudites.
Récemment à la Fiac devant ses œuvres des années 1960 Hervé Télémaque était en pleine discussion avec le philosophe Gérard Durozoi. Ils évoquaient, souriants, de plaisants souvenirs et leur goût aux résonances surréalistes pour la couture… « C’était lors d’une exposition organisée par Gassiot-Talabot à la galerie Creuze, raconte Doruzoi, lors du scandale des tableaux qui présentaient “La fin tragique de Marcel Duchamp” peints par Arroyo, Aillaud et Recalcati que j’ai découvert les découpes d’objets de Télémaque. Son travail inédit sur l’espace, sa marginalité entre le surréalisme et le Pop Art, son intérêt pour la couture et, au-delà, pour les femmes m’ont toujours particulièrement touché. » Se souvenant de José Pierre, il rappelle : « Notre information sur le monde extérieur se présente en discontinu et les “assemblages”, les collages traduisent la volonté de reconstituer à partir de ce discontinu une espèce de continuité, de rétablir une cohérence là où, à première vue, elle n’existe pas. »
Si Télémaque utilise le collage c’est parce qu’il est un peintre de l’exil et des migrations. Il réunit, rassemble sur la toile différents fragments d’une existence qui passera des Caraïbes à l’Amérique, de l’Europe à l’Afrique. Dans ses voyages, quelles que soient les motivations, on retrouve comme dans toute migration mythique, la recherche de la connaissance. L’élan migratoire renvoie toujours au désir de connaître un monde nouveau, différent. Quand on demande à Télémaque pourquoi il quitte New York pour Paris au début des années 1960, de sa voix précieuse au timbre aigu, perçante et lancinante, il explique : « En bon métèque, je n’ai pas de lieu ! En 1961, alors que je commençais à avoir déjà une petite carrière et quelques bons contacts, je suis parti de New York pour Paris. J’ai abandonné l’Amérique de Kennedy, parce que, malgré des dehors accueillants, elle pouvait vite devenir invivable pour un jeune Noir ne serait-ce que pour louer un atelier. Métis, je souffrais du racisme, de l’aspect intellectuellement très provincial de New York. Et puis j’ai été profondément choqué par la crise cubaine. Au-delà, je voulais me retrouver comme Haïtien, et tout Haïtien a des comptes à régler avec la France, la langue, la culture… En France, dès mon arrivée, je retrouve ma langue. Et, à Paris, une ville ouverte, où l’hospitalité intellectuelle se pratique réellement, je rencontre Breton, Jouffroy qui me passe des livres. Je suis invité à la Documenta de Cassel l’année suivante… »
Évoquer la mythologie de la migration implique toujours un échec du projet initial. À Paris en 1968, après une série de sculptures radicales intitulée « Le Large », il pense arrêter ses créations. Il deviendra pourtant un des précurseurs de la figuration narrative avec Voss, Bertholo, Falström… ce mouvement d’artistes européens assimilés au Pop Art. Le traitement formel des œuvres, avec l’utilisation de l’épiscope, le recours à « la ligne claire », à la B.D., ainsi qu’à la publicité, et une certaine distanciation froide font de lui un artiste pop. Mais ses créations invitent surtout à de splendides mystères poétiques dans la suite à De Chirico, Magritte, avec des libertés techniques acquises du côté de Matta et Gorky.
Le lexique de Télémaque se compose d’objets qui évoquent souvent des actions contradictoires. Dans ses Objets paradoxaux, il dévoile des constellations de signes qui sont une invite autant qu’une interdiction : le sifflet (bruit et silence), la gaine féminine (le désir et sa prohibition), la fronde (jeu et subversion)… Télémaque ne se contente pas de fournir un imagier pour son œuvre. Ce répertoire d’objets classables s’inscrit aussi dans une dérive poétique où leur place dans l’espace pictural établit un autre système de vision, de lecture. Il existe un véritable dialogue du peintre avec les éléments aussi bien qu’avec son moi intérieur. Les objets sont détournés de leur fonction naturelle, de leur côté anecdotique et l’artiste leur confère une sorte de noblesse. Télémaque saisit le réel pour mieux figurer le mental.
Avant les ânes apparus cette année, les animaux étaient rares chez Télémaque : des lézards, des grenouilles, un serpent, des chauves-souris, des éléphants… L’artiste du déplacement, de l’exil choisit paradoxalement l’animal le plus rétif, le moins rapide, symbole de la lenteur, du statu quo, de l’indécision. Mais l’âne offre aussi toutes ses métamorphoses. Que l’on songe à L’Âne d’or d’Apulée, aux oreilles d’âne de Midas, à l’âne de Buridan, à celui de la crèche ou de l’école avec son bonnet, à Stevenson dans les Cévennes ou aux visions enivrées de Dali, à Peau d’âne, Au hasard Balthazar de Bresson… on ne fait qu’ânonner des illusions. Mais « ce pelé, ce galeux » des Fables de La Fontaine reste l’incarnation du travail, de l’honnêteté, de la tendresse, de la bonté, du peuple opprimé. Pourtant l’âne est toujours condamné car « selon que vous serez puissant ou misérable les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir ». Faut-il y voir en outre une allusion aux ânes des Caprices de Goya ? Télémaque évoque plutôt ses « impressions d’Afrique » et dit que ce qui le touche chez la pauvre bête de somme c’est son ventre formé d’une excroissance de couleur différente. On fait le lien alors avec la fameuse série des « Selles de cheval ». Pour l’artiste « les formes ourlées de la selle alimentaient les allusions sexuelles autour de la rotondité des fesses. Les selles déportent le regard vers les régions bénies du corps, éveillent des histoires de croupes, de rondeurs à saisir à califourchon ». L’animal à quatre pattes est traité comme un vitrail, sur le marron de la pelisse transparaît du bleu, du vert, du jaune. Télémaque revient aussi dans la gestualité à ses premières matières blanchâtres qui badigeonnent le tableau. Le contour garde la rigueur du noir et s’ouvre ici à des volutes, des feuilles qui rappellent les découpes d’Arp dans le cerné des yeux. Puis on découvre malicieusement dans les tableaux des caricatures de Chirac et Sarkozy. Il insiste : « En fait avec cette nouvelle série, je voulais une œuvre de délassement, et elle est devenue dramatique. À l’origine, c’était un hommage à Plantu et à Pancho. Je voulais des notations légères et ça s’est durci. Mais mon idée n’était pas de faire de la peinture politique. J’en ai fait, autrefois. J’ai eu alors un succès colossal : tout le monde, ou presque, était d’accord avec moi. J’ai vite compris que c’était donc de la foutaise. » Finalement ces ânes multicolores invitent à toutes les interrogations et à tous les labeurs.
À Lire : Anne Tronche, Hervé Télémaque, Flammarion, coll. « La création contemporaine s», 2003.
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Télémaque et ses ânes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Télémaque et ses ânes