Stephen Dean, la couleur all-over

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 1055 mots

Fou de couleur, Stephen Dean a entrepris de la mettre en œuvre dans des dispositifs singuliers pour qu’elle puisse pleinement exister. Il la trouve dans divers endroits, aux quatre coins du monde, en Inde, dans un stade brésilien, à Las Vegas...

Noyée dans d’indescriptibles nuages de pigments colorés, rouges, jaunes, verts et bleus, la foule va et vient à travers le dédale des ruelles de la ville. Hommes, femmes et enfants, toutes classes sociales confondues, se jettent à la figure des poignées de poudres, s’en barbouillent le visage, s’en recouvrent le corps de la tête aux pieds, s’aspergent de seaux d’eau colorée, le tout dans une rumeur grondante et une agitation joyeuse. Chaque année à Mathura, une petite bourgade de l’Uttar
Pradesh, au nord de l’Inde, la même scène se répète. C’est la grande fête de la fertilité, un moment où le système des castes est temporairement suspendu et les habitants, immergés dans la couleur, également associés pour la même célébration.
Quand Stephen Dean a eu connaissance de cette manifestation, il a tout de suite compris qu’il lui fallait s’y rendre, qu’il y trouverait là son compte, lui qui est si fou de couleur et qui est toujours impatient de la mettre en œuvre dans des dispositifs singuliers. Non qu’il considère le tableau comme obsolète mais parce qu’il est persuadé que la couleur ne peut se suffire d’un champ quadrangulaire et qu’elle gagne à se donner les moyens d’autres aventures plastiques.
S’il est peintre, Stephen Dean l’est au sens large du mot et son œuvre, depuis une dizaine d’années qu’elle est apparue sur la scène artistique, décline des expériences très diverses. Né à Paris en 1968, de parents franco-américains, il y a vécu jusqu’au milieu des années 1980 pour s’installer ensuite aux États-Unis, à Los Angeles tout d’abord, puis à New York, et y faire son apprentissage artistique. Plutôt que de suivre un cursus dans une école d’art, Stephen Dean a préféré tout de suite mettre la main à la pâte ; il s’est ainsi retrouvé dans l’atelier d’un sculpteur en métal soudé, a travaillé tour à tour pour le compte de James Hyde, de Saint-Clair Cemin et de Vik Muniz, puis a fabriqué les dream-machines de Bryon Gysin à la demande du marchand de ce dernier. « Une expérience très forte » précise l’artiste, qui ne cache par ailleurs ni son admiration pour Ad Reinhardt – « qui faisait en même temps que ses tableaux abstraits des collages/caricatures » –, ni son intérêt pour le côté subversif de l’œuvre d’Helio Oiticica. C’est dire si la peinture le tient au corps mais, parce qu’il la veut libre de toute contrainte, Dean ne peut en envisager l’exercice que dans le contexte d’une permanente exploration. C’est ainsi qu’il s’est emparé tout aussi bien des chemises que des livres, des journaux que des nuanciers, des échelles que d’un mur d’escalade. Rien ne l’intéresse plus que d’opérer toutes sortes de détournements, de se servir des objets du quotidien comme supports dans une manière de recyclage au bénéfice de la peinture conjuguant chaque fois le pertinent et l’inattendu, la surprise et l’évidence, le jeu et la pensée. Qu’il caviarde une grille de mots croisés pour en faire un tableau abstrait, qu’il mêle les motifs de drapeaux pour en inventer de nouveaux, qu’il adosse des livres de poche au mur pour n’en laisser voir que les tranches colorées, qu’il remplisse le vide entre les barreaux d’un escabeau d’un jeu de verres teints, Stephen Dean n’a qu’un but : habiter le monde en peinture, c’est-à-dire en couleurs. À la façon d’un Picabia dont l’exposition au musée d’Art moderne de la Ville de Paris l’an passé (depuis cinq ans, Stephen Dean partage également son temps entre la France et les États-Unis) l’a réjoui. Il en jalouserait presque la liberté du peintre « à mettre sans cesse en place de nouveaux dispositifs pour ouvrir de nouveaux territoires ».
À ce titre justement, quand l’artiste apprit ce qui se passait à Mathura, ne pouvant résister à l’envie de s’y rendre, l’idée lui vint alors d’aller y faire un film. Que savait-il d’une telle pratique ? Rien. Du moins pas plus que bon nombre d’artistes qui se décident un beau jour de faire de la vidéo. C’est donc ce qu’il fit à son tour et, en un tour de main, Stephen Dean réussit à convaincre une boîte de production, de réunir une petite équipe et le voilà parti en Inde. Réalisé avec cinq mini-caméras numériques – chacune leur tour tout juste lovée dans le creux de sa main pour s’assurer d’une complète discrétion –, Pulse est une totale réussite. Pour être initiatique, le rite de la fertilité lui a porté chance et la bande de 8 minutes qu’il en a déduit s’affirme comme un pur éloge de couleurs. Les images, le son, les plans de coupe, les silences, les gros plans, tout y est réglé au millimètre et l’on ne peut qu’entrer dans la ronde, comme si l’on pénétrait en peinture. On en ressort tout groggy, de la couleur partout, jusque dans les narines et sous les ongles, les mirettes arc-en-ciel, épuisé de rites et de cérémoniels mais l’esprit revigoré. Une véritable épreuve. Saine. Heureuse.
À cette pratique, Stephen Dean a mordu et, aussitôt Pulse terminé, il a embrayé sur deux autres bandes. Enjambant les continents, il s’est retrouvé à Rio, au stade de Maracana, au beau milieu de la foule en délire des supporters de football. Autre monde, autre spectacle, autre vision. Intitulé Volta, son film montre l’intensité électrique qui règne juste avant le début des matchs entre exclamations et ola. Puis, ne pouvant résister aux appels de phare de La Mecque de la lumière artificielle, l’artiste s’en est allé à Las Vegas. No more bets – « rien ne va plus » comme disent les croupiers – mêle sur un rythme endiablé gros plans et détails d’écrans cristaux liquides, d’ampoules électriques, de néons
colorés, de silhouettes éphémères, etc. Bref tout un monde d’images qui vont vite et entraînent le regard dans un tourbillon insensé jusqu’à l’extrême d’une perte de conscience du réel. Entre hypnose et psychédélisme. Comme si l’aventure de la couleur exigeait une épreuve tant physique que mentale. La couleur all-over.

« Stephen Dean », PARIS, galerie Xippas, 108 rue Vieille du temple, IIIe, tél. 01 40 27 05 55, 8 novembre-17 janvier 2004.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Stephen Dean, la couleur all-over

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