À cinquante-huit ans, Jacques Kerchache, décédé lors d’un séjour au Mexique en juillet dernier, quitte le monde des arts dits « primitifs » auxquels son obstination irréductible avait ouvert l’an passé les portes du Louvre. Stéphane Martin, président de l’établissement public du Musée du quai Branly évoque le rôle qui fut le sien dans ce projet.
Jacques Kerchache a été déterminant dans la naissance du Musée du quai Branly et de son antenne au Louvre. Sans sa rencontre avec Jacques Chirac, alors maire de Paris, l’un et l’autre auraient-ils vu le jour ?
Je pense qu’il a été le détonateur, en France, d’un mouvement international de rénovation des musées de civilisation, qui partout étaient demeurés les parents pauvres du monde des musées. Ici, ce mouvement s’est initié grâce à la réunion d’une passion personnelle, celle de Jacques Kerchache, et d’une démarche politique, celle de Jacques Chirac. En soutenant ce projet, celui-ci n’a en effet pas voulu promouvoir un quelconque jardin secret d’amateur, comme on l’a dit souvent, mais défendre une vision du monde ouverte, où le bassin méditerranéen n’apparaîtrait plus comme le centre unique de la culture et du savoir.
On a beaucoup glosé sur le rôle et la personne de Jacques Kerchache. Quels furent-ils exactement dans le déroulement du projet ?
Du Musée des “arts premiers” au Musée du quai Branly, le projet a évolué, et son rôle a été différent selon les périodes. Son idée-force, au départ, était de créer au Louvre un département consacré aux arts non-occidentaux qui établirait leur “égalité” avec les productions occidentales. Mais très vite, la nécessité de dépasser cet acte symbolique, forcément restreint du fait des surfaces disponibles, lui a donné l’idée d’un établissement nouveau, doté d’ambitions et de moyens différents, avec notamment la possibilité d’organiser des expositions temporaires. Le président de la République a accompagné ce projet en lui adjoignant les missions de recherche et de coopération internationale qui lui étaient chères. En ce sens, Jacques Kerchache est bien l’initiateur de l’actuel musée, qui est resté largement fidèle à ce qu’il avait imaginé.
Sa présence a cristallisé l’essentiel des réticences des conservateurs et des scientifiques sur le projet. Son lointain passé de marchand, le fait que, venant du privé, il soit perçu comme le cornac d’un projet public ont valu au futur musée le qualificatif de “musée d’antiquaires”.
Cette accusation me paraît profondément injuste dans la mesure où son ambition a toujours été à l’opposé de cela. Il avait au contraire une très haute visée pour cet établissement : scientifique, culturelle, internationale.
On l’a accusé d’être un pur esthète, qui ne s’intéressait ni aux hommes, ni à leurs cultures. C’était tout le contraire. Il est venu à l’art, aux objets, par les mythes et les rituels, par une véritable fascination pour la terre africaine. Ce sont eux, je crois, qui l’ont conduit à Picasso, et non l’inverse. Son génie a été d’inscrire la sélection qu’il a faite pour le Louvre dans le circuit naturel de visite du musée en proposant, après la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace, un ensemble de sculptures de la plus grande qualité. Il est allé à l’encontre des stéréotypes sur les cultures “primitives”, centrés sur les masques empanachés de couleurs en présentant, par exemple, les témoignages raffinés de la culture Nok, contemporaine en Afrique de l’ancienne Égypte. Sa vision personnelle et subjective a parfaitement fonctionné par rapport à ce que nous voulions faire au Louvre et personne, j’en suis persuadé, n’aurait été capable de choix aussi efficaces.
En dehors de l’antenne Louvre dont il a eu la responsabilité, la politique d’acquisition du Musée du quai Branly est associée à son nom dans l’esprit de beaucoup. Quel a été son rôle dans ce domaine ?
En ayant réalisé il y a quelques années un inventaire international des collections d’art tribal, il possédait une connaissance du corpus des œuvres disponibles à laquelle bien peu peuvent actuellement prétendre. Et il était depuis une quarantaine d’années dans ce milieu, dont il a accompagné les mutations, du “primitivisme” à une vision qui s’était recentrée, plus récemment, sur l’enracinement des œuvres. Je considère que le fait de l’avoir eu à nos côtés a été une chance pour le musée. Outre la quinzaine d’acquisitions qu’il a effectuées pour l’antenne du Louvre, son rôle fut ensuite celui d’un conseiller dont les propositions étaient acceptées ou refusées par le comité d’acquisitions de l’établissement public. Mais, selon son souhait, il n’en faisait pas partie.
Jacques Kerchache avait réuni une importante collection, dont il avait fait don de deux éléments au Louvre sous son nom et celui de sa femme, Anne. Avait-il pensé à d’autres donations ? La possibilité d’une dation est-elle envisageable ?
Outre le sceptre en ivoire Kongo et la sculpture Ifugao des Philippines qui sont exposés au Louvre, Anne et Jacques Kerchache ont, entre 2000 et 2001, fait don à l’établissement public d’une dizaine de statues Ibo (Nigeria). Quant au deuxième terme de votre question, il ne m’appartient pas d’y répondre.
Personnalité contestée, suscitant des réactions passionnelles à la mesure de la passion absolue, et parfois absolutiste, qu’il nourrissait pour les artistes “primitifs�?, de son exigence, voire de ses injustices, Jacques Kerchache vient de clore un itinéraire entamé dès la fin de l’adolescence, semé de rencontres et de voyages extraordinaires, émaillé aussi d’“incidents�?. Tel le bref séjour qu’il fit à vingt-quatre ans dans une prison gabonaise pour avoir sorti des objets illégalement du pays ; un épisode qui servit à alimenter une légende de “pirate�? qui ne l’a plus quitté. Si pirate il y eut jamais, il se doublait d’un “croisé�? qui avait fait de l’entrée des “primitifs�? au Louvre un combat personnel, auquel il sut rallier de nombreuses voix – jusqu’à celle d’un futur président de la République. Il aimait rappeler qu’il reprenait ainsi le flambeau d’Apollinaire, qui le premier en avait formulé la demande au début du XXe siècle. Cette filiation des poètes et des artistes il y était très attaché, lui qui jeune galeriste de dix-huit ans exposait les œuvres de Malaval, Pol Bury, Soto et Sam Szafran aussi bien que les sculptures tribales. Dans sa maturité, c’est à Picasso (“Picasso, état d’esprit�?, Centre Pompidou, 1995) et à Rebeyrolle (“Botchio�?, Espace Rebeyrolle, 1996) qu’il les a confrontées. Il fut d’ailleurs militant actif dans la création du musée consacré à cet artiste en Haute-Vienne, dont il devint ensuite consultant pour les expositions. Il fut de même un conseiller apprécié de la Fondation Cartier, où il intervint comme prêteur ou commissaire assisté dans plusieurs manifestations, dont les mémorables “À visage découvert�?, “Comme un oiseau�? et “Être nature�?. Pour sa collection, il nourrissait le projet d’une fondation. Il n’aura pas eu le temps de la mener à bien. Mais au Louvre, il a réalisé le vœu du poète.
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Stéphane Martin - Les arts premiers sans Jacques Kerchache
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°132 du 14 septembre 2001, avec le titre suivant : Stéphane Martin - Les arts premiers sans Jacques Kerchache