Stéphane Martin : « Le contexte économique nous pousse à être plus créatifs »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 17 octobre 2014 - 2035 mots

Le président du Musée du quai Branly affiche un bilan exceptionnel à la tête de la jeune institution qui évolue dans la cour des plus grands musées mondiaux.

L’œil Le succès du Musée du quai Branly ne se dément pas, comment l’expliquez-vous ?
Stéphane Martin :
L’une des grandes chances du Musée du quai Branly est d’être né d’un projet très politique, celui de Jacques Chirac. De ce fait, il a été réalisé très rapidement et il a été inauguré en 2006, dix ans après l’accession de Jacques Chirac à la présidence de la République. L’autre chance est que sa réalisation a été en phase avec un moment particulier, un moment de crise pour les musées d’ethnologie. À une époque marquée par une multiplication des images, une utilisation croissante d’Internet, une diversité de regards proposés sur le monde par la télévision, le public a revu et accru ses connaissances et ses exigences. Auparavant, les musées d’ethnologie étaient des substituts aux voyages, ils réunissaient quelques objets représentant les symboles de telle ou telle société exotique. Cela ne suffit plus au public d’aujourd’hui.

Y a-t-il eu des facteurs déclencheurs ?
L’accélération de la mondialisation a suscité du désir, de l’intérêt pour l’autre. Surtout, je crois, depuis les attentats du 11 septembre 2001. Aujourd’hui, nous avons besoin de regarder plus en profondeur le monde afin de trouver des clés de compréhension. C’est une profonde mutation liée à la globalisation, dans ses diversités. Je me souviens que quand j’étais adolescent on pensait aller vers une uniformisation du monde, vers des sociétés pacifiées et standardisées. On n’aurait jamais imaginé les événements du 11 septembre, l’éclatement de la Yougoslavie, ces dissensions au sein même de l’Europe.

Quelles en ont été les conséquences sur la manière de concevoir ce musée ?
Aujourd’hui, un enfant, un adolescent, nourri de reportages à la télévision ou de recherches sur Internet, ne se contente plus d’œuvres posées dans des vitrines avec quelques photos d’illustrations, il veut savoir, entre autres exemples, qui sont vraiment les Birmans, les Papous ou les Maoris et comment ils vivent. Il n’est donc plus question de présenter ces arts et civilisations juste comme des supports, des compléments, pour une meilleure compréhension de la culture occidentale. La révolution du Musée du quai Branly, c’est de regarder ces arts à la fois pour leur propre valeur scientifique mais aussi esthétique. Le fantasme d’universalité et la vision nostalgique du musée d’ethnologie présentant la grande synthèse des cultures du monde n’a plus de sens aujourd’hui. Le choix stratégique du Musée du quai Branly, c’est donc de consacrer la moitié de sa surface à des expositions temporaires, avec des présentations engagées, orientées, portées par des points de vue affirmés. Mais en proposant également un espace permanent de référence de l’ensemble des cultures, présentant les fonctions d’origine des objets et valorisant leur beauté universelle, complémentaire des expositions où les cultures non occidentales ne sont pas figées, mais abordées par des auteurs de formations et de nationalités différentes, qui répondent à la curiosité du public sur le monde.

Quelle est justement la place du Musée du quai Branly sur l’échiquier mondial ?
Elle est assez unique. C’est un musée qui, à partir d’une collection d’ethnologie, est parvenu à s’installer dans le paysage culturel d’une grande capitale telle que Paris. À Rome, Berlin ou Édimbourg, il existe de beaux musées d’ethnologie, mais ces derniers ne font pas partie de « ce qui fait » l’actualité culturelle de ces métropoles. Nous, notre fréquentation oscille entre 1,3 et 1,5 million de visiteurs. Et c’est le bon étiage. Mais l’enjeu pour moi n’est pas vraiment le chiffre global de visiteurs. Ce qui m’intéresse de mesurer est plutôt le nombre de visiteurs qui reviennent et qui peuvent ainsi se construire des références, au fur et à mesure d’expositions qui se répondent et se complètent les unes les autres. Au Musée du quai Branly, nous avons davantage de visiteurs qui reviennent que de primovisiteurs. Le musée n’est ouvert que depuis huit ans, mais nous avons acquis la confiance du public : il sait que nous avons une grande exigence scientifique, même sur des sujets qui pourraient paraître plus secondaires.

Vous n’êtes donc pas dans la course à la fréquentation à tout prix, comme d’autres institutions ?
Le mot musée recouvre beaucoup de réalités. Un centre d’art contemporain n’a rien à voir avec un établissement qui possède une collection historique comme le Louvre ou Versailles, ou encore avec un musée thématique sur la résistance, par exemple. Les plus importantes institutions sont d’abord des monuments où les visiteurs entrent comme dans une cathédrale, et leur enjeu est de bâtir une politique culturelle en parallèle à ce phénomène de culte. Nous ne sommes pas dans cette problématique-là. Notre mission est plutôt de faire en sorte qu’une culture qui n’existe pas au panthéon des cultures soit découverte et regardée pour elle-même et non pour son apport à l’Occident.

Comment concevez-vous vos expositions temporaires ?
J’ai souhaité que nous soyons volontairement très ouverts : 60 à 70 % des commissaires choisis sont des spécialistes extérieurs au musée, du pays d’origine concerné par la thématique de l’exposition ou d’une autre formation professionnelle. Nous n’avons pas de « discours maison ». Nous considérons que l’on peut tout aborder à condition d’être compétent, d’avoir des auteurs légitimes sur leurs sujets. « Tatoueurs, tatoués », j’y pensais depuis longtemps mais j’attendais que l’on me propose une approche pertinente et novatrice. C’est fait. Aujourd’hui, le visiteur est à la recherche d’éléments qu’il va croiser avec ceux qu’il a collectés dans sa vie quotidienne ou durant ses voyages, d’une interaction. Il arrive au musée avec son capital de connaissances qu’il souhaite enrichir, et nous lui offrons un lieu de réflexion pour le mettre en perspective. Ainsi, les expositions déjà réalisées sur la Polynésie ont chaque fois été très « anglées », avec des discours très différents sur les Maoris, le mouvement Tiki Pop ou encore la statuaire de Mangareva…

Votre musée est né d’un projet politique. Avez-vous un rôle diplomatique, d’ambassadeur ?

La caractéristique de la culture française est d’avoir une ambition d’universalité ; nous aimons voir les choses à l’échelle de l’humanité. Le Musée du quai Branly a de nombreuses institutions partenaires à l’international, notamment en Allemagne, en Espagne ou encore aux États-Unis où notre exposition « Indiens des plaines » a été achetée par le Met de New York et y sera présentée en mars 2015. Nous avons considérablement augmenté nos partenariats en Asie. Plusieurs de nos expositions sur l’art africain, dont « Fleuve Congo », ont tourné à Singapour. L’exposition est également allée à Shanghai et à Pékin. Quand je vois que près d’un million de Chinois ont été sensibilisés à l’art africain grâce à nous, j’éprouve une vraie fierté. Ces tournées d’expositions nous rapportent peu, ce qui n’est pas l’enjeu premier. Mais cela nous permet de partager notre ouverture aux autres continents.

À l’heure où les subventions pour la culture sont rognées, cela devient-il compliqué de piloter le « paquebot Branly » ?
Compte tenu du contexte économique, notre subvention est passée de 60 millions d’euros à l’ouverture à 45 millions aujourd’hui. Nous devons trouver un modèle intelligent, qui tienne compte de cette réalité. Cela passe par une série d’ajustements, mais ni au détriment de notre mission de service public, ni à celui des agents du musée. Cela nous pousse par exemple à être plus créatifs pour optimiser les coûts de production de nos événements.

Les arts premiers connaissent sur le marché un succès croissant. Le Musée du quai Branly y est-il pour quelque chose ?
Paris est, depuis le début du XIXe siècle, la capitale mondiale du marché de l’art primitif, avec Bruxelles. Nos grands marchands ont ouvert des annexes à New York dans les années 1970-1980 avant de se recentrer sur Paris. L’Anglais John Entwistle a ouvert sa galerie à Paris. Autant l’art chinois se vend à Londres et Hong Kong, autant l’art africain et océanien se vend ici. Et la situation était déjà celle-là avant la construction du Musée du quai Branly. Mais notre visibilité est certainement un des éléments de l’engouement accru des collectionneurs : l’accentuation de notoriété crée le désir. Une société des amis, présidée jusqu’en août 2014 par Louis Schweitzer, a été créée avant même l’ouverture du musée, preuve d’une attente réelle.

La hausse des prix des arts premiers handicape-t-elle vos acquisitions ?

Oui, ces hausses de prix nous posent problème, très clairement. À l’inverse, le pavillon des Sessions est l’une des excellentes opérations patrimoniales de ces quinze dernières années pour les collections nationales. La pièce la plus chère, acquise 4 millions de francs en 1999, vaut autant en euros aujourd’hui.

Comment voyez-vous le Musée du quai Branly demain ? Êtes-vous candidat à votre propre succession ?
Oui, je le suis. Notre mission est de continuer à être une fenêtre ouverte sur le monde. Ma génération se demandait : « Qu’est-ce que la modernité, ses conséquences dans la vie quotidienne ? » Et le Centre Pompidou lui a apporté beaucoup de ressources pour l’éclairer. À présent, la question qui préoccupe les 25-30 ans est : « Comment habiter plus intelligemment la planète ? » Le Musée du quai Branly doit participer à les aider à trouver la réponse. Nous avons cette ambition internationale de montrer tout ce qui n’est pas cette culture occidentale présentée majoritairement dans la plupart des grands musées nationaux et internationaux. Le Musée du quai Branly est un élément de valorisation de la diversité. C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui l’art contemporain est hyper-dominant. Par exemple, en Chine, la plupart des musées qui s’ouvrent présentent les mêmes concepts et fonctionnent sur un modèle répétitif, avec peu d’artistes, mais chers. C’est trop restrictif, voire appauvrissant. Autre exemple : allez à la fondation Jumex au Mexique ; vous pourriez être au Centre Pompidou ou au MoMA de New York.

Le Quai Branly a-t-il renforcé l’explorateur qui est en vous ?
Je suis de la génération des charters, j’ai toujours beaucoup voyagé et j’ai baigné dans un environnement pluriculturel. Jeune, j’ai appris l’anglais. Et avec mon père je faisais des voyages approfondis en Afrique. J’ai toujours été intéressé par la planète et, en vacances, je ne lis que la presse étrangère. Ma vision est globale, ma curiosité forte, non bridée. Personnellement, je m’intéresse particulièrement aux productions d’artistes utilitaires, plus qu’à l’art de chevalet. La question du bon et du mauvais goût m’a toujours fasciné, comme la frontière entre le juste et le too much, le noble et le vulgaire. Nous l’avons beaucoup explorée au musée. Ainsi, l’exposition « Baba Bling » sur la communauté Peranakan de Singapour : est-ce charmant ou kitsch ? Et Jeff Koons, pourquoi c’est chic ? Mon combat, si je devais le résumer, c’est de lutter contre cette mode actuelle de hiérarchiser les arts entre eux.

1956 Naissance
1982 Il intègre la Cour des comptes à sa sortie de l’ENA
1989-1990 Délégué général du Centre Pompidou
1993 Directeur adjoint du cabinet de Jacques Toubon au ministère de la Culture
1997-2009 Président de l’Ensembleintercontemporain
1998 Nommé président de l’établissement public du Musée du quai Branly
2014 Stéphane Martin est candidat à sa propre succession à la présidence du musée

Le Quai Branly en chiffres (depuis 2006)

Plus de 10 millions de visiteurs (1 400 000 visiteurs par an en moyenne)
74 expositions temporaires
3 700 acquisitions (pour 300 000 œuvres, dont 3 500 œuvres exposées)
En 2013, la valeur de la donation de la plus grande partie de la collection de Paul Jacoulet au musée est de 4,5 millions €

Les Mayas au quai Branly

Trois ans après la dernière grande exposition « Mayas, de l’aube au crépuscule », qui présentait les collections du Guatemala, le Musée du quai Branly invite à une nouvelle découverte de la civilisation mésoaméricaine à travers une plus large sélection de plus de 400 objets des divers groupes culturels et des époques successives. L’exposition « Les Mayas, un temps san fin » dresse un panorama thématique étendu qui traite aussi bien de la vie quotidienne, de l’organisation sociétale et étatique et de l’architecture des cités que du rapport à la nature et aux divinités et des rituels qui y sont associés. Produite par l’Institut national d’anthropologie et d’histoire de Mexico, elle est visible jusqu’au 8 février 2015.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°673 du 1 novembre 2014, avec le titre suivant : Stéphane Martin : « Le contexte économique nous pousse à être plus créatifs »

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