L’ouverture de l’exposition « Sonic Process » au Centre Georges-Pompidou atteste d’un intérêt croissant du monde de l’art pour les pratiques sonores issues de la génération électronique. La musique plastique, nouvel horizon de l’art ?
Cela ressemble à une rumeur diffuse, un bruit lointain, un écho de plus en plus insistant. L’art du son, la musique électronique, la culture du numérique, le collage et les environnements sonores, les installations sonnantes, les dispositifs bruissants, feraient leur arrivée (ou leur retour, c’est à voir) dans l’univers des arts plastiques. Le mouvement a démarré à l’étranger, il y a quelque temps déjà (avec l’exposition “Sonic Boom. The Art of Sound” à la Hayward Gallery de Londres, en 2000, ou plus récemment avec “Frequencies (Hz). Audio-visual Spaces” à la Schirn Kunstalle de Francfort), s’est accentué en France ces derniers mois (“New York New Sound New Space” au Musée d’art contemporain de Lyon, “Rouge phosphène” au Centre régional d’art contemporain de Sète), pour culminer en cette rentrée 2002 avec notamment à Paris le festival Villette Numérique, “Acces-s 02” à Pau, et bien sûr “Sonic Process” au Centre Georges-Pompidou. Ceci sans oublier des centaines d’autres initiatives, programmations, festivals et expositions qui augurent d’une nouvelle convergence entre l’art et les musiques “plastiques”.
L’art hors de ses frontières
Ce mouvement, on le doit d’abord à l’arrivée d’une nouvelle génération d’artistes et de commissaires d’exposition tout juste trentenaires qui, depuis une dizaine d’années, ont vécu de l’intérieur la rapide évolution des musiques électroniques et des techniques de manipulation des sons. Mais c’est désormais l’ensemble du monde de l’art qui reconsidère sa position vis-à-vis du médium sonore, longtemps exilé hors des espaces d’expositions. Il y a tout juste deux ans, notre confrère Crash Magazine (1) sortait un numéro hors-série et soumettait certaines des personnalités du monde de l’art à questionnaire prospectif qui annonçait très clairement la situation actuelle. Ainsi, à propos des mutations les plus marquantes de ces dernières années, Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève, faisait ainsi remarquer que “ce qui a du plomb dans l’aile, c’est l’art pour l’art [...]. Si le cinéma est l’art du siècle dernier et si la musique électronique est celui des ‘Quarante Glorieuses’ des teenagers, alors c’est peut-être là qu’il faut chercher les artistes contemporains. La captation du cinéma par l’industrie leur a laissé un immense champ d’expérimentation et les machines à sons n’ont rien perdu de leurs charmes ni les vinyles de leur éclat”. Jean de Loisy, commissaire d’exposition indépendant, confirmait cette tendance à l’ouverture en affirmant qu’aujourd’hui “les artistes plasticiens ne sont plus les seuls responsables de [la] relation au visible. On peut dire que les gens de la mode ont plus de rapports avec la forme, l’esthétique des objets, sont plus des prescripteurs de forme et d’esthétique que les artistes de l’art plastique. Ce n’est pas qualitatif mais simplement technique, et l’on pourrait dire la même chose d’ailleurs des artistes de la techno, en ce sens qu’ils essaient de construire de plus en plus une esthétique généralisée qui dépasse largement le monde de la musique et qui a une influence esthétique générale”. Enfin, Bernard Blistène, alors conservateur au Centre Georges-Pompidou, énonçait justement que “la création plastique s’en va chercher ses modèles dans des champs esthétiques autres que les siens propres. Alors ça aura été indubitablement le cinéma, c’est très probablement aujourd’hui le son et tout ce qui a trait à cet espace-là. Mais en même temps, tout cela ne m’étonne pas outre mesure, puisque je crois que toutes les avant-gardes – j’insiste sur le mot et sur sa validité – sont à la recherche de nouveaux territoires. Et ce n’est pas parce que le musée n’a pas été inventé pour en rendre compte [...] que la création elle-même ne se constitue pas dans cette dimension heuristique”.
La muséographie du son
Le problème qui se pose donc aujourd’hui au monde de l’art est de savoir comment donner sa place à cet univers informe des “machines à sons”. Comment refléter les aspirations contemporaines des artistes, lorsque le musée peine encore à sortir du modèle des Beaux-Arts ? La muséographie du son reste encore à inventer même si, par bonheur, en France, de nombreuses recherches ont pu être réalisées depuis plus de trente ans chez les adeptes de l’INA-GRM ou de l’Ircam. Certes, une personnalité aussi avisée que Pierre Henry semble douter de la capacité du musée à s’adapter aux exigences du son. À notre confrère de L’Œil (2), le gourou de la musique concrète déclare ainsi que “dans les expositions, il y a des tas de choses qui ne vont pas... Vous avez le cadre, vous avez la surface, vous avez l’éclairage, vous avez la disposition éclatée ou rassemblée... Et il faut marcher, il faut aller là, il faut revenir. C’est un travail qui n’est pas forcément artistique. C’est une déambulation, à mon avis, un peu trop commerciale. Il faudrait trouver des espaces où, à l’intérieur des musées, on crée des maisons de son, avec des éclairages qui seront complètement adaptés. Je pense qu’il faut créer des possibilités de varier les éclairages, que ça devienne de la mise en scène de théâtre”. L’intuition de Pierre Henry n’est en effet pas fausse, et il est fort probable que les artistes et les commissaires devront, dans le futur, penser leurs expositions – leurs environnements devrait-on dire –, selon une logique plus spatiale et immersive, requérant les connaissances des acousticiens, des designers ou des scénographes.
Quoi qu’il en soit, l’irruption du son dans le territoire plastique a poussé les lieux et les institutions à plus de flexibilité dans l’aménagement des espaces. En 1999, l’exposition “ZAC” du Musée d’art moderne de la Ville de Paris avait ainsi ouvert un espace dévolu aux interventions sonores des participants. Le Palais de Tokyo se transforme régulièrement pour accueillir concerts et performances. Le Centre Pompidou a mis sur pied une ambitieuse programmation “Spectacle vivants” qui fait quasiment salle comble à chacune de ses soirées, tout comme le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, qui accueille régulièrement certains des musiciens et artistes sonores les plus innovants. Le “Printemps de Toulouse” mêle avec bonheur art et musique, sans parler de nombreux autres espaces (Le Lieu Unique à Nantes, L’Usine à Dijon) pour qui cette convergence des pratiques est une évidence. Reste que lorsque le son fait partie intégrante des espaces d’expositions, une réflexion plus approfondie s’impose. Lors de “New York New Sound New Space” au Musée d’art contemporain de Lyon, le public traversait ainsi un labyrinthe constitué de nombreuses chambres parfaitement isolées, à l’intérieur desquelles étaient présentées les installations sonores de jeunes artistes new-yorkais. Pour “Sonic Process”, le choix des commissaires est quelque peu différent. La galerie Sud du Centre est transformée en un multistudio son de 1 500 m2, à l’intérieur duquel le public peut déambuler à sa guise. Mais l’exposition possède elle-même de nombreuses extensions, sous la forme d’une série de plates-formes. Tout d’abord le Data Square, banque de données de sons, de vidéos et de sites Internet, mis en espace par l’artiste Martí Guixé, mais aussi l’Electronic Lounge ou la grande salle de spectacle, où les musiciens et les plasticiens viendront compléter, enrichir et poursuivre, en direct et face au public, les œuvres de l’exposition.
L’électronique, un signe des temps
Mais qu’est-ce qui dans le phénomène électronique et sonore fascine tant le monde de l’art aujourd’hui ? Le seul succès de la vague techno n’explique heureusement pas tout. Il y a fort à parier qu’artistes et commissaires d’exposition retrouvent dans cette nébuleuse musicale – qui est plus un amas informe et éclaté d’expériences qu’un genre musical proprement dit –, de nombreuses questions qui traversent leur propre travail, et ce, en une forme souvent plus claire et plus évidente, car tout simplement plus “pop”. En ce sens, on peut même considérer l’ensemble des pratiques électroniques comme un signe des mutations plus générales en cours dans le domaine de la culture. Premier motif intéressant de plus en plus de critiques, d’artistes et d’intellectuels au phénomène : les figures du mix et de l’échantillonnage (sampling). À l’aide d’une paire de platines et d’une table de mixage, un DJ est capable, avec une aisance déconcertante, de faire fusionner les extrêmes, de marier l’Orient à l’Occident, l’ancestral au futuriste. Plus, il crée à l’aide d’œuvres préexistantes une méta-œuvre globale et fusionnelle, où se court-circuitent et se fondent une multitude de sons glanés ici et là.
Par ailleurs, artistes, musiciens et DJs de la mouvance électronique semblent participer d’un vaste réseau d’échange, de recyclage et de réappropriation, chaque œuvre pouvant être considérée comme inachevée, libre de droit, offerte à tous les piratages et à tous les détournements. La techno et ses dérivés ne sont en effet aujourd’hui qu’une vaste entreprise de work-in-progress, où l’artiste relâche son emprise au profit du réseau et de la communauté, chargé de faire fructifier l’œuvre au fil de ses pérégrinations numériques. On comprend alors que beaucoup pratiquent l’anonymat, ou du moins une certaine forme de modestie artistique, préférant les pseudonymes ou les dénominations de projets à la simple mise en avant de leur identité.
Mais il est un facteur plus simple. Une partie de la nouvelle génération de plasticiens, née dans la ferveur de la techno et des réseaux numériques, pratique avec une assurance certaine les différents médiums. Nombreux sont les musiciens pour qui les installations, les environnements ou les dispositifs interactifs procèdent d’une même dynamique et qui appliquent à leur musique certains des préceptes de l’art, tournant le dos aux règles classiques de la composition et de l’harmonie. Ces dix dernières années, les œuvres de ces plasticiens-musiciens (voir la sélection discographique, page 18), à l’image de Carsten Nicolaï, Oval, Mika Vainio, ou encore des premières pièces de Robin Rimbaud, ont d’ailleurs largement rivalisé de pertinence avec des œuvres plus traditionnellement “plastiques”.
Toutes ces différentes questions suffisent ainsi amplement à justifier la tenue de l’exposition “Sonic Process” qui, après le Musée d’art contemporain de Barcelone et avant le Podewill de Berlin et la Fondation Serralves de Porto, résonne de ses fréquences dans l’enceinte du Centre Pompidou. Sans prétendre à l’exhaustivité, le projet de la commissaire Christine Van Assche est de témoigner de l’effervescence et même de l’hétérogénéité du phénomène, en invitant des artistes d’horizons parfois différents voire opposés. On y retrouve bien entendu des plasticiens issus du sérail de l’art, à commencer par l’Américain Doug Aitken, âgé de trente-quatre ans, dont l’installation audiovisuelle New Skin semble jouer sur les caractéristiques à la fois perceptives et sensorielles, “entre dislocation et harmonie”, de l’image et du son. Renée Green, quant à elle, poursuit avec WaveLinks (2002), une installation vidéo multicanal, son travail entamé avec Digital Import/Export Funk Office. L’idée étant, selon l’artiste américaine, de “créer un espace d’introduction à l’exposition dans lequel le public pourra découvrir une collection de vidéos et CD composés d’associations de sons, à travers des références à l’histoire et à la mythologie de la musique électronique, ainsi que des conversations avec des musiciens, des directeurs de label indépendant, des théoriciens et des auditeurs”.
“Sonic Process” : un premier pas
“Sonic Process” est aussi l’occasion de tester la collaboration entre plasticiens et musiciens, à l’image du duo Mike Kelley/Scanner, dont l’installation vidéo-sonore Esprits de Paris tente de mêler références au spiritisme et techniques de collage ou de cut-up chères à Tristan Tzara et William Burroughs. D’autres œuvres doivent sans doute plus à cette génération numérique, que l’on peine encore à définir. À commencer par David Shea, sorcier du sampler qui s’attelle avec A Soundfilm in Eight Acts à démonter les rapports entre cinéma narratif et bande sonore. Mathieu Briand et le collectif Cerclerouge, héritier de l’idéal participatif et démocratique de la musique électronique, offrent au public la possibilité de composer, ou plutôt de décomposer leur propre musique et de la presser sur vinyle. Enfin, les musiciens de Coldcut et les “video-jockeys” britanniques de Headspace proposent quant à eux un dispositif audiovisuel interactif, directement inspiré de l’esprit du collage et du found footage, qui pourra paraître déjà daté à certains.
Aussi partielle ou confuse que puisse paraître cette expérience – comme l’ont déjà dénoncé quelques spécialistes de la question –, “Sonic Process” devrait constituer pour l’art contemporain une opportunité rêvée de conquérir un nouveau territoire. Cela devrait être aussi l’occasion pour toute cette nouvelle génération, qui dépasse largement les quelques artistes sélectionnés au Centre Pompidou, de faire enfin valoir sa pertinence contemporaine et son talent. Il semble désormais plus qu’urgent de dépasser le stade du simple DJ invité à animer les vernissages et autres cocktails mondains.
Jusqu’au 6 janvier 2003, Centre Pompidou, galerie Sud, Paris, tlj sauf le mardi de 11h à 21h, nocturne le jeudi jusqu’à 23h. Catalogue, 312 p., accompagné d’un CD, 45 euros. ISBN : 2-844-26-098-5
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« Sonic Process » à Beaubourg , une rencontre bienvenue dans les salles du musée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°157 du 25 octobre 2002, avec le titre suivant : « Sonic Process » à Beaubourg , une rencontre bienvenue dans les salles du musée