Inclassable, William Sheller mène depuis trente ans une carrière de chanteur populaire et de compositeur d’œuvres classiques. Sa palette est des plus variées.
Issu du conservatoire, vous oscillez en permanence entre pop, rock, chanson française et musique classique avec, à votre actif, des quatuors, des concertos et des pièces symphoniques. Dernièrement, au Théâtre du Châtelet, vos compositions ont été programmées en même temps que Mozart, Berlioz, Offenbach, Ravel et Fauré. Qu’est-ce que cela vous fait ?
William Sheller : Au Châtelet, j’ai surtout aimé participer à ce concert célébrant les dix ans de ce jeune orchestre qu’est OstinatO. Avec son chef Jean-Luc Tingaud, OstinatO a joué une petite symphonie que m’avait commandée le Festival de Sully-sur-Loire. Quelque chose comme ces sinfonies du xviiie siècle. Je souhaite faire de la distraction intelligente : pour moi, la frontière est ténue entre le savant et le populaire. J’aime jouer avec l’émotionnel issu des différents genres. Je ne pastiche rien, je me nourris de tout.
Est-ce la raison pour laquelle vous n’avez jamais tranché et que vous restez inclassable ?
La liberté de passer d’un genre à l’autre est mieux acceptée à présent, et encore davantage à l’étranger. Ce n’est pas nouveau, Procol Harum, Pink Floyd, les Beatles, ont commencé à mélanger les styles : world music, musique indienne… Certains orchestres classiques et les chanteurs lyriques se rapprochent de la variété. D’autres penseront qu’ils s’encanaillent. On manque d’ouverture d’esprit dans la musique, celle-ci est plus sectaire que les beaux-arts. Un graphiste peut sans problème peindre une toile immense puis des illustrations pour des livres ou des cartes postales.
Vous avez coutume de dire d’ailleurs que vos amis plasticiens ont de la chance : on ne leur demande jamais s’ils font de la peinture classique ou de la variété…
L’art est ambigu, instinctif, il n’est pas toujours là où on l’attend, il pose des questions, interpelle. L’artiste devrait cultiver l’ambiguïté tout en gardant des repères pour entraîner l’auditeur ou le spectateur vers des chemins différents de ses habitudes. Igor Stravinski fit scandale à Paris à la sortie du Sacre du Printemps car il était en rupture avec les critères conventionnels de la musique de danse, avant d’être finalement apprécié. Berlioz a étonné la jeunesse de son temps, sifflé ici, acclamé là…
Seule la musique dite contemporaine semble vous ennuyer…
Je la trouve rigide. L’art dit contemporain manque souvent de recul et se prend un peu au sérieux, aucun humour. Plus encore dans le monde musical peut-être que dans les autres arts, la notion même de contemporain ne veut plus rien dire. Tout est contemporain, des choses de toutes les époques font partie de notre quotidien. Il n’y a plus de bourgeoisie à choquer, les amateurs de classique ont eux-mêmes envie d’autre chose, et d’autre chose qui leur parle.
Jean-Claude Casadesus [L’œil n° 598] vous qualifie de Pierrot lunaire. N’êtes-vous pas un peu l’antistar, qui vit dans son univers, à la campagne, à l’écart du showbiz ?
Il y a deux manières de concevoir le métier d’artiste : le vedettariat ou la création, le paraître ou l’être. Il faut choisir si l’on veut être musicien ou faire de la promo, alimenter la presse people ou se concentrer sur sa création. Je me contente de réapparaître de temps en temps dans les médias pour présenter mon travail. Entre-temps, je vis des aventures musicales qui m’intéressent.
La foule me fait un peu peur sauf sur scène, parce qu’il se passe quelque chose de fort avec le public.
Depuis votre enfance vous êtes immergé dans des bains culturels multiples. Comment vous êtes-vous déterminé dans vos choix artistiques ?
Mon père était un musicien de jazz américain, ma famille maternelle française travaillait dans le théâtre. À l’âge de trois ans, je suis parti vivre aux États-Unis où j’ai côtoyé, avec mes parents, les plus grands jazzmen. À sept ans, je suis rentré en France et ma grand-mère, ouvreuse au Théâtre des Champs-Élysées, comme mon grand-père décorateur à l’Opéra Garnier, m’ont permis d’assister à des centaines de spectacles, côté scène comme côté coulisses.
C’est d’abord la musique classique qui m’a attiré et j’ai été formé par un élève de Gabriel Fauré. Jusqu’au jour où une amie m’a fait découvrir les Beatles et où je suis entré dans un groupe de rock.
Vous avez d’abord privilégié la composition à l’interprétation. Pourquoi ?
Une mélodie ne se conçoit pas, elle arrive dans la tête, comme une voyance, c’est obsessionnel. Quand je compose, je « sens » des images. D’ailleurs, quand j’écoute de la musique, je dessine des choses abstraites, des ombres portées. Pour ne pas analyser.
La musique raconte, elle est un langage. Chaque note a une couleur pour beaucoup de musiciens. Ensuite l’écriture vient coller des mots, illustrer ces images. C’est un travail d’horlogerie. C’est Barbara qui m’a incité à enregistrer et chanter mes propres textes lorsque je travaillais sur les arrangements de son album La Louve.
Gainsbourg a déclaré que la chanson de variété était un art mineur par rapport à la musique classique ou à la peinture qui exigent une initiation, un apprentissage. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense pas qu’il y ait de hiérarchie à établir. La chanson est peut-être un art mineur par rapport aux beaux-arts mais elle est un bon véhicule pour la poésie contemporaine. Par exemple, on connaîtrait moins bien Aragon si ses poèmes n’avaient pas été mis en chansons. Et puis on présente la peinture et l’architecture comme des « beaux-arts » alors qu’il y a beaucoup de mauvaises peintures et d’affreux bâtiments !
Vous êtes plutôt du genre méticuleux et exigeant vous-même…
Pour faire passer l’émotion, il faut maîtriser la technique. En musique, j’aime que cela soit léché mais que l’auditeur ait une impression de facilité, de fluidité.
C’est peut-être à force de regarder travailler dans les coulisses de l’opéra tous ces compagnons, tous ces hommes de l’art. Mon grand-père m’a légué le goût du travail abouti. Pour ma maison en Sologne, j’ai fait appel à des artisans.
La musique, comme le théâtre ou le cinéma, est un art « potentiel » : il leur faut un interprète pour se révéler. Et puis il faut écouter jusqu’au bout une œuvre musicale pour la juger, attendre la mélodie, une note, celle d’après ; comme au théâtre une réplique, puis une autre. Il y a une notion de temps qui n’existe pas de la même façon pour les arts plastiques. Une peinture, une sculpture, une architecture dégagent une impression à la seconde même où on les regarde. Un tableau plaît ou ne plaît pas.
Quels sont les artistes plasticiens que vous préférez ?
Mes goûts sont éclectiques. J’aime Braque, ses colombes, ses bleus, son respect du trait dans ses croquis de la série Iris, à la manière de Léonard de Vinci. On sent aussi l’influence de l’art nègre et de l’art japonais dans ses œuvres. Dans l’art underground que l’on découvre sur Internet, il y a de pures folies, des délires comme ceux de Travis A. Louie, inspirés des clichés portraits de la fin du xixe.
J’ai une passion pour Arnold Böcklin et son Île des morts, un peintre symboliste suisse du début xxe, et pour un peintre pompier, Pierre Fritel : la force de représentation d’un tableau comme Les Conquérants, réalisé en 1892, est impressionnante. J’aimerais citer aussi Tamara de Lempicka, peintre d’origine polonaise très célèbre de la période Art déco, pour ses portraits mondains, ses immeubles aux architectures géométriques déformées, et sa toile L’Esclave qui représente une femme nue enchaînée [ndlr : la toile fit parler d’elle il y a quelques années car Madonna, propriétaire de l’œuvre, s’en servit dans son clip Open Your Heart]. J’en possède une copie.
Le surréalisme, est-ce ce qui vous correspond le plus ?
Je me sens proche du surréalisme. J’ai un attachement particulier pour Éluard, Cocteau, ou à l’opposé, Valéry, voire carrément Anna de Noailles. J’aime les mots à double sens, les phrases à double entendement. Et aussi le côté déjanté de Dalí, de Magritte. À l’inverse, pour moi, l’impressionnisme fut très tôt de la peinture pour orner les boîtes de chocolats, on les a trop vus. Ce qui fut une révolution est devenu un truisme.
Quelle exposition vous a récemment le plus marqué ?
Les personnages en cire de Ron Mueck. Cet hyperréalisme, cette maîtrise technique, ce regard sur l’être humain, son corps, son vieillissement, ses expressions, tout est bluffant ! En les fabriquant, cet artiste doit leur inventer une vie ! En matière de sculpture, Maillol me touche aussi beaucoup.
Êtes-vous collectionneur ?
Non, mais j’ai des estampes, trouvées chez un antiquaire au Japon, du peintre Hokusai dont j’apprécie les dégradés de bleus, et du dessinateur Hiroshige. L’art japonais me séduit, tout comme la musique d’ailleurs, celle de la cour impériale. J’ai étudié pendant deux ans la musique japonaise du ixe siècle, le gagaku.
Avez-vous déjà fait appel à des plasticiens pour vos disques ?
J’ai parfois sollicité des graphistes comme pour mon album Épures. L’illustrateur de BD Philippe Druillet a conçu le clip vidéo de Excalibur, un court-métrage mêlant tournages réels et images de synthèse en 3D, tourné en noir et blanc, dans la tradition de l’impressionnisme allemand, à la manière de Fritz Lang. Un hommage au film Ivan le Terrible du cinéaste Sergueï Eisenstein. Je connais Philippe Druillet depuis longtemps : ses bandes dessinées dans Pilote m’avaient inspiré pour composer ma messe symphonique Lux Aeterna.
Le clip de la chanson Maintenant tout le temps et la pochette de l’album Albion sont quant à eux une sorte d’hommage à Magritte, Cocteau et Lewis Caroll. Pour l’album Ailleurs, j’ai choisi la photo du peintre Alexander Rotchenko et des portraits sépia de moi qui se voulaient des parodies inspirées d’un traité de photographie des années 1920 rédigé par le poète Maïakovski. Il y a eu aussi un projet de pochette avec Pierre et Gilles, mais il a avorté, et je ne sais plus pourquoi.
Quelles villes ont votre préférence, quels styles architecturaux ?
Il y en a beaucoup : Detroit ou Miami pour leurs immeubles Art déco, New York et ses gratte-ciel. En Europe, j’ai écrit une chanson sur Vienne parce que c’est La Mecque de la musique classique, mais j’aime Londres, Barcelone car j’adore Gaudí et le baroque. Le Corbusier m’ennuie. Le style épuré de la Grande Arche me plaît beaucoup, ce pourrait être japonais !
Un homme heureux est l’un de vos titres phares. Pourtant, on sent une certaine mélancolie dans vos chansons. L’êtes-vous ?
J’aime la mélancolie, mais il ne faut pas la confondre avec la tristesse. Elle a quelque chose de plus sensuel et ne dit jamais non. C’est un état émotionnel propice à la création, un sentiment entre deux eaux. Il faut rester en deçà du bonheur pour se préserver un espace d’espoir, sinon c’est un cul-de-sac.
L’album que j’enregistre est moins intimiste que le précédent avec quatuor à cordes. J’y ai mêlé des partitions qui attendaient de se rencontrer dans un coin de mon disque dur. J’avais envie de mélodies bien dessinées : c’est amusant comme on est rapidement dans le registre du visuel quand on tente de parler de la musique. Enfin le tout s’appellera Avatars.
Des tubes de différentes couleurs
Depuis son premier tube Rock’n’dollars en 1975, jusqu’à son tube des années 1990, Un homme heureux, William Sheller a alterné les genres musicaux. Sa chanson Le Nouveau Monde témoigne de ses influences classiques. Entre deux albums rock, ce stakhanoviste de la composition écrit des musiques de film, des symphonies et enchaîne les concerts avec notamment l’orchestre de Toulouse au Palais des Congrès ou encore à la salle Pleyel à Paris.
Sheller et le japonisme
L’élégance et le raffinement de l’art japonais sont une véritable source d’inspiration pour les Occidentaux. Dans la musique japonaise, le gagaku, introduit au ve siècle, est un genre traditionnel pratiqué à la cour impériale et comprenant des chants et de la danse. À l’époque d’Edo, s’impose l’art de l’estampe ou ukiyo-e où s’illustre Hokusai. L’œuvre de celui qui a influencé Gauguin, Van Gogh et Monet sera à redécouvrir au musée Guimet à partir du 21 mai 2008.
Vous avez dit Fritel ?
Élève de Millet puis de Cabanel, Pierre Fritel se consacre à différents médiums, la peinture mais aussi la gravure et la sculpture. Dès 1876, il expose régulièrement au Salon puis concourt en 1908 dans la section sculpture. Artiste inclassable, il est remarqué pour ses peintures chargées d’un symbolisme qui l’apparente aux préraphaélites, mais aussi pour ses décors muraux d’un genre plus léger, tel que le plafond de la salle des fêtes du musée d’Orsay.
1946
Naissance à Paris.
1949-1953
Vit aux États-Unis. Il découvre le jazz.
1966
Fait partie d’un groupe de rock niçois The Worst.
1975
Premier album rock.
1981
Musique du film « Ma femme s’appelle revient » de Patrice Leconte.
1988-1990
Concerto pour violoncelle et orchestre.
1992
Concerto pour trompette.
Album électrique et rock, « Albion ».
1997
Musique du film « Arlette » de Claude Zidi.
2008
Travaille à son prochain album « Avatars ».
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Sheller
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°601 du 1 avril 2008, avec le titre suivant : Sheller