Brésil

SESC Pompeia : 30 ans d’utopie capitaliste

Emblème architectural et culturel de São Paulo, le Service social du commerce de Pompeia fête ses 30 ans. Retour sur un concept unique au monde.

Le Journal des Arts

Le 26 novembre 2013 - 985 mots

Créé quarante ans avant le ministère de la Culture, le Service social du commerce de São Paulo (SESC-SP) est le plus important acteur culturel du Brésil. Son vaisseau amiral dans le quartier de Pompeia fête ses 30 ans. L’occasion de dresser le portrait d’un modèle culturel brésilien unique en son genre, multiservices et financé par les entreprises.

SÃO PAULO - Fourrier, Morin ou encore Dumazedier figurent parmi les références que l’ultra-francophile Danilo Santos de Miranda invoque pour planter le décor. Celui d’une institution culturelle sans équivalent, qu’il dirige avec l’ambition de l’utopie et la rigueur du gestionnaire. Le Service social du commerce de São Paulo (SESC-SP) est le plus important acteur culturel du Brésil, créé quarante ans avant le ministère de la Culture. Il est une référence incontournable de la politique culturelle. Les 30 ans du SESC du quartier de Pompeia, vaisseau amiral du réseau sont l’occasion de dresser le portrait d’un modèle culturel brésilien.

À la fin du XIXe siècle, le Brésil est un paradis rural postcolonial, abolitionniste depuis peu (1888) et contrôlé par quelques familles se partageant d’infinies terres agricoles. Entre deux guerres, le pays réalise sa révolution industrielle et São Paulo devient la capitale économique du pays. Les entrepreneurs (notamment sidérurgistes) ressentent le besoin d’une main-d’œuvre qualifiée et souhaitent améliorer le bien-être des employés arrivés massivement en ville et sans éducation. L’idée naît de consacrer une part fixe des bénéfices des entreprises à la création de lieux offrant un large éventail de prestations : instruction, soins, alimentation, éducation physique et artistique. C’est la naissance du « système S » (organismes d’enseignement professionnel) et du SESC, officiellement dédié au bien-être du salarié. La loi de 1946 rend les taxes obligatoires (sur le bénéfice), mais laisse aux SESC leur indépendance et leur gestion privée, au sein de chaque état. Se développe ainsi un réseau d’antennes gérées par des fonds privés mutualisés.

Despotisme éclairé

Le directeur est nommé par le président, élu par ses pairs au sein de l’assemblée patronale. Aujourd’hui, le SESC a 34 unités dans l’État de São Paulo, des quartiers centraux aux banlieues les plus démunies, pour un budget en centaines de millions d’euros. La structure est pyramidale, et toutes les décisions importantes – au premier rang desquelles la programmation – sont prises par la direction centrale. Danilo Santos de Miranda arbitre entre les projets et les antennes dans un souci de mixité sociale et d’originalité. Selon lui, le SESC consiste en la mise en place d’un postfordisme culturel. « Rien n’est gratuit, mais rien n’est cher, c’est notre principe d’éducation. » Pompeia est donc une des 34 antennes du SESC-SP. Au cœur d’un quartier de classes moyennes supérieures, elle est devenue un emblème. Quiconque aime la frénésie culturelle de São Paulo y flâne régulièrement. Il faut imaginer une ancienne friche industrielle d’un hectare, au cœur de la ville, intégralement réhabilitée par l’architecte Lina Bo Bardi. Faite de hangars en toits d’usine paysagés de main de maître, d’une ancienne cheminée de briques de trente mètres, d’escaliers externes et d’une passerelle de ciment dont l’image a fait le tour du monde, elle est un singulier mélange : une MJC géante pour la variété des publics et les services municipaux à proximité (cours du soir, soins dentaires) ; une institution comme la Villette pour sa pluridisciplinarité artistique (concerts, théâtre) et ses espaces de loisir ; un grand musée pour l’exigence intellectuelle des expositions (d’Olafur Eliasson à la biennale d’architecture de São Paulo).

Concurrence déloyale
Si le modèle est parfait, pourquoi n’a-t-il pas été copié ? En quoi le SESC est une réalité brésilienne difficilement transposable ? D’abord, c’est une réalité typiquement paulista (de São Paulo). En effet, si les SESC existent à Rio et à Belo Horizonte, ils n’ont pas la portée de celui de São Paulo, en premier lieu à cause du moindre nombre de sièges sociaux d’entreprises, donc de contribuables.

Ensuite, le SESC-SP impressionne par sa faculté à fédérer un esprit populaire où l’élitisme trouve rarement sa place. Impossible d’imaginer un cours de peinture dans une salle de « Picasso et les maîtres » au Grand Palais à Paris. Ici, c’est la norme. Les SESC ne reproduisent pas le rapport muséal à l’européenne, où l’œuvre intimide le visiteur. Par ailleurs, le SESC est une émanation paternaliste, une utopie postcoloniale fondamentalement capitaliste. L’impôt collecté sur le chiffre d’affaires lui garantit une pérennité remarquable, à l’heure où les institutions culturelles du monde entier se serrent la ceinture. Ce privilège gardé depuis 1946 est d’ailleurs l’objet de la principale critique formulée par les (autres) acteurs culturels du Brésil : le SESC a un budget quasi illimité et pas d’objectif de rentabilité à court terme. Ce dumping culturel est perçu comme de la concurrence déloyale par les programmateurs indépendants qui ne peuvent s’aligner ni sur les cachets proposés aux artistes, ni sur le prix modique des entrées. Les critiques reconnaissent néanmoins la richesse éducative créée et savent que « leur » public serait moins fidèle s’il n’était pas, depuis deux générations, formé et nourri à l’esprit du SESC.

Par (ou en dépit de) son objectif de mixité sociale, le SESC Pompeia contribue aussi à une forme d’embourgeoisement. Le quartier voisin profite de l’aura du lieu, mais les loyers augmentent. L’exigence de mixité aura porté ses fruits un certain temps. Danilo Santos de Miranda ne s’y trompe pas : quand il installe Ariane Mnouchkine au SESC Belenzinho (zone Est de São Paulo, populaire), il tente un pari – réussi – de mixité et ne réserve pas le gratin mondial à Pompeia. Vitrine aux infrastructures uniques, certes favorisée, Pompeia incarne pourtant l’esprit du SESC. Il faut voir les grandes portes s’ouvrir, le matin dès neuf heures, pour accueillir promeneurs, thésards, familles, scolaires, dans des espaces où le regard ne s’arrête pas sur la jungle urbaine, mais sur une perspective, une œuvre, une pensée : le beau. Avec l’idée, vieille comme le monde, que le bien-être en sera toujours augmenté.

SESC Pompeia,

Rua Clélia, 93 Pompeia, São Paulo, Brésil, mardi-dimanche, 9h-22h 55 (11) 3871-7700. Entrée et expositions gratuites, activités selon abonnement ou au cas par cas.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°402 du 29 novembre 2013, avec le titre suivant : SESC Pompeia : 30 ans d’utopie capitaliste

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