Sartre est mort il y a vingt ans, en avril 1980. Puis ce fut le « purgatoire ». En ce début d’année, on assiste subitement à une canonnade médiatique de célébration : parce que, de nos jours, les anniversaires sont un puissant moteur, un aimant irrésistible. L’occasion de redécouvrir un pan généralement ignoré de son œuvre, le rapport à l’esthétique pure, qui contredit souvent totalement son œuvre philosophique (La Nausée) et politique (l’engagement ouvriériste).
Dans le nom Sartre, on peut lire “Arts”. Il a écrit sur Masson, Wols, Calder, Rebeyrolle, Lapoujade, Picasso (malgré des réticences sur Guernica). Il s’intéresse à ce qui concorde avec sa recherche, ses obsessions : par exemple, il a horreur du “matériel” comme maternel, de l’étymologie “matière-mater”. La sculpture de Giacometti lui apporte une réponse : ce qui reste du réel quand on ôte la matière. Ce qui reste de “père” quand on enlève la “mère”. En peinture, il a pesté contre Greuze (Le Fils prodigue), contre ”les peintres les plus engagés, les plus mauvais” : les stalino-réalistes. En Espagne, il choisit Le Greco, Goya, Bosch, il “réduit en poudre” Murillo, Ribera, et “le tact du Titien”. Il “s’en détourne avec dégoût” : “c’est de l’opéra”, “des morts sans mort”. “La Beauté trahit les hommes et se range du côté des rois”.
Il a beaucoup réfléchi sur le statut de l’image, par exemple dans son essai L’Imaginaire, psychologie de l’imagination. Albrecht Dürer y joue un rôle tellement central que le titre choisi par Sartre pour son célèbre roman La Nausée fut d’abord Melancholia (Gaston Gallimard n’en voulut pas). En grec, ”mélancolie” signifie humeur noire : “se faire de la bile” est bien le sens de La Nausée. Or, quittant le noir et blanc atrabilaire de la Melancholia de Dürer, on retrouve Sartre complètement converti à un peintre tellement coloriste qu’il en porte le nom : “le Teinturier”. Il Tintoretto. Que s’est-il passé ?
Un complet revirement, resté invisible jusqu’au numéro spécial de la revue Obliques, exceptionnel, historique, Sartre et les arts, en 1980. Les textes sur le Tintoret sont le contraire exact de La Nausée. La répulsion et l’écœurement font place à l’euphorie, aux trilles d’exclamation. On passe de “l’existence” à l’extase. De la haine du vivant au “Comme c’est vivant ! Comme c’est vrai ! On ne croirait jamais que c’est peint !” (Le Séquestré de Venise, 1957, non publié sur le moment, mais dans Situations IV, Gallimard, pages 291-346).
Rien de plus esthétique et pictural que le problème de La Nausée, puisque ce qui fait vomir le narrateur, ce sont... les couleurs. Naturelles, dans un jardin. Qu’elles tournent toutes seules lui donne le tournis (le vertige lui barbouille l’estomac) : “Je voyais tourner lentement les couleurs autour de moi, j’avais envie de vomir et voilà : la Nausée ne m’a pas quitté, elle me tient”. Or c’est exactement le cri d’Édouard Manet – ”Comme cela tourne dans le fond !” – qui définit le moment où un tableau bascule dans le réussi, devient et restera de la peinture. Les couleurs artificielles, artistes, procèdent donc de la même manière que celles de La Nausée, mais avec un résultat radicalement inverse : les barbouilleurs, les peintres, vous font sortir les tripes d’admiration pour de très positifs vertiges, consolidants et consolants.
Pour Sartre, l’œil de l’amateur participe pleinement à la peinture. La vue n’est pas un simple enregistrement subi. Il y a un cerveau derrière. Et tant d’autres organes connus et inconscients. L’œil est co-créateur, re-créateur. Une expérience intense de la fraternité. Les écrits de Sartre sur le Tintoret sont parcourus d’une onde d’empathie et de respect, de précipitation, de faim, d’allégresse de l’intelligence, de vigueur gaillarde, qui en font un chant d’amour. Le Tintoret, pour Sartre, est pré-cinématographique. De la sculpture en peinture. Avec pour constante dynamique une brutalité de la force de gravité : des anges et saints comme des obus du Ciel, la Chute originelle comme permanent déséquilibre. Étonnante compétence technique de Sartre dans son analyse fouillée du Saint Marc délivrant un esclave. Bientôt, la surface peinte, c’est le paradis, la liberté, la jouissance et le bonheur. Parce que c’est l’anti-arbre, l’anti-racines, l’anti-gluant, l’anti-Nature. Planté devant le Tintoret, Sartre se met à chanter Venise comme un rossignol ivre. “Sartre passe tout simplement son temps en Italie ; il est, depuis Stendhal, l’écrivain français qui aura été le plus profondément italien ; il parle, comme personne, de Rome, mais surtout de Venise, qu’il est l’un des très rares écrivains à voir comme une ville gaie ; ”une des plus gaies, dit-il, une des seules gaies d’Italie” ; ville vivante, ville souriante ; le contraire de l’image convenue de la (...) mort à Venise (...)” (B.-H. Lévy, Le Siècle de Sartre ).
Venise est surtout la capitale du colorisme. Elle est ainsi l’anti-Melancholia, l’anti-Nausée. Sartre, dans un texte sur Guardi : “Venise entière est un oiseau multicolore, largement déployé”. Dès 1947, il parle de publier cette vérité de ses yeux, de son goût, de tout son corps : “ramasser mon expérience italienne”. Mais ce livre-là ne sera jamais livré. Ce bateau restera consigné à l’Arsenal, enlisé prudemment dans la lagune : pas très politically correct, évidemment, dans le contexte de la guerre froide, de la guerre d’Algérie, puis de l’ultra gauchisme. Comme le révèle enfin Bernard-Henri Lévy : “Il y a deux côtés chez Sartre : le côté de Moscou et le côté de Rome et Venise. Moscou qu’il fuit à Venise, et Venise où il est rattrapé par Moscou. Il y a la tentation de Moscou (ou de Cuba, ou de Pékin), c’est-à-dire de l’esprit de sérieux qu’il fustigeait si férocement dans La Nausée (...) ; et il y a le bonheur à Venise (ou à Rome, ou à Bologne), il y a cette Venise enchantée où il se rend chaque année, jusqu’à la toute fin, alors qu’il n’a plus d’yeux pour voir, plus de jambes pour le porter (...). Seul dans sa chambre de la Casa Frollo, il écoute le murmure des canaux de Venise (...)”. Et il cache cette maîtresse qui est une Sérénissime.
"Il faut conserver et reployer par des lois inventées, par la logique de l’œil, cette pulvérence, chercher l’unité multiple de la multiplicité, acquérir un sens nouveau de la toile, savoir y détailler, y contenir ces dilatations et ces épaississements, ces champs tournants de feu, ces virgules noires, ces taches, ces flaques, ces traînées de sang au soleil, intégrer ces fluidités, ces densités à la cérémonie plastique d’ensemble et au plus étroit jardinage". (Revue Obliques, p. 33).
À lire
- Bernard-Henri Lévy, Le Siècle de Sartre, Grasset, 668 p., 148 F. ISBN 2-246-59221-6.
- Paul Hills, La couleur à Venise, marbre, mosaïque, peinture et verrerie, 1250-1550, Citadelles & Mazenod, 260 p., 254 ill., dont 200 coul., 450 F. ISBN 2-85088-145-7
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Sartre, le Tenté de Venise
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°97 du 21 janvier 2000, avec le titre suivant : Sartre, le Tenté de Venise